Léon
Trotsky : Réponses aux questions de Gladys Robinson
(20
août 1938)
[Source
Léon Trotsky, Œuvres 18, juin
1938 a septembre 1938.
Institut Léon Trotsky, Paris 1984, p. 238-241,
voir des
annotations
là-bas]
Que
pensez-vous du président Roosevelt en tant qu’homme ?
Même
ses adversaires les plus acharnés ne se risquent pas à nier son
exceptionnelle personnalité. Il possède sans aucun doute des
qualités personnelles plus éminentes que les dictateurs modernes
comme Mussolini, Hitler, pour ne pas parler de Staline. Je l’admets
d’autant plus volontiers qu’un abîme sépare mon programme de
celui de M. Roosevelt.
Quelle
est votre opinion sur les mesures de
M. Roosevelt
pour améliorer la situation sociale et économique des États-Unis ?
Comment résoudriez-vous cette situation ?
Ces
mesures ne sont que de simples palliatifs. La propriété privée
paralyse la poursuite du développement économique des États-Unis.
Dans ces conditions, les réformes sociales ne constituent que la
dépense de ce qui a été accumulé afin d’alléger les calamités
sociales les plus éclatantes. Un programme qui vise à maintenir
intactes les fondations du capitalisme ne peut offrir d’issue à la
crise. Vous me demandez comment j’aurais agi à la place de M.
Roosevelt. Mais je ne pourrais pas être à sa place : nous
représentons des intérêts opposés. M. Roosevelt veut améliorer
la situation des travailleurs parce qu’il faut sauver
le capitalisme. Et
moi,
je vois l’unique issue dans sa liquidation
une fois
pour
toutes.
Que
croyez-vous que sera le résultat final de Hitler et Mussolini ?
Dans
la
prochaine guerre, les
régimes
fascistes seront les premiers à tomber. A titre d’hypothèse,
on
pourrait indiquer, dans l’ordre des catastrophes le
Japon,
l’Italie, l’Allemagne. Le fascisme est un moyen historique
temporaire de supprimer les contradictions internes insurmontables.
Elles exploseront cependant
avec
la guerre, avec une force sans doute sans précédent dans
l’histoire
de l’humanité. Et, à la place du fascisme, viendra la
révolution
socialiste.
Quel
sera
le sort de l’Angleterre dans la prochaine guerre ?
Il
y
a
longtemps que la puissance économique de l’Angleterre
a
cessé de correspondre à la superficie gigantesque de son empire.
Les intérêts
de la métropole et ceux des colonies et des dominions sont
profondément contradictoires, dans toutes les parties du monde.
Pendant la première période de la guerre, les différentes parties
de l’Empire pourraient être temporairement rapprochées par
l’instinct de conservation, mais, à la fin de la guerre,
la
Grande-Bretagne s’en ira inévitablement en morceaux et
cela
provoquera de graves troubles sociaux.
Le
résultat final
du conflit actuel en Espagne nous donne-t-il la réponse
quant au
système
politique
immédiat
en
Europe
?
Le
second
effondrement en six ans de la démocratie espagnole montre avec une
force peu commune que le cadre démocratique est trop étroit pour
résoudre le problème social. Le capitalisme ne pourra se maintenir
à l’avenir que par la violence militaire ouverte. Puisque Largo
Caballero, Garcia Oliver, Negrín,
et
Staline ont empêché le prolétariat espagnol de prendre
le pouvoir pour la révolution socialiste, l’État est
inévitablement tombé aux mains de Franco. Seul l’aveuglement
politique pouvait ne pas prévoir cette issue.
Croyez-vous
que la démocratie a échoué en Amérique ?
L’épanouissement
de la démocratie américaine reposait sur l’épanouissement du
capitalisme américain. Naturellement, la crise incurable du
capitalisme devient une grave crise de la démocratie.
Le
maire Hague est-il un symbole d’une menace pour la démocratie
américaine. Une menace vraiment sérieuse selon vous ?
Oui,
je crois que le maire Hague a une signification politique très
grande, qui dépasse de beaucoup sa propre personnalité banale et
limitée. Par ses actions, Hague affirme que le régime capitaliste
ne peut plus être soutenu par des moyens démocratiques. Il est vrai
que Hague lui-même nie le caractère fasciste de sa politique. Mais
il avait, il y a bien longtemps, un prédécesseur qui faisait de la
prose sans s’en douter. Le nombre d’émules de Hague va
inévitablement augmenter. Il est impossible de venir à bout du
fascisme par des moyens constitutionnels, puisque le fascisme opère
à un autre niveau.
Quand
pensez-vous que les conditions chaotiques actuelles du monde
atteindront la crise
?
Je
ne fais jamais de prédictions quant aux dates. Néanmoins, la
tension actuelle ne peut pas durer des années. Le dénouement doit
se produire dans peu de temps. Il peut prendre la forme de la guerre
ou de la révolution. En ce moment, la guerre semble plus proche que
la révolution. Mais la guerre va sans aucun doute apporter avec elle
la révolution.
Comment
pensez-vous que la jeunesse du monde va aborder ces problèmes ?
La
nouvelle génération de travailleurs et d’intellectuels entre dans
la vie consciente dans des circonstances historiques absolument
exceptionnelles : crise du système économique mondial, effondrement
de la démocratie, désintégration des Internationales socialiste et
communiste, pourrissement grandissant de la bureaucratie soviétique,
aggravation du danger de guerre. Dans ces conditions, la civilisation
ne peut être sauvée que par des moyens révolutionnaires
exceptionnellement audacieux. Pour les trouver, il faut passer en
revue de manière critique le vieil héritage. C’est pourquoi je
pense que la nouvelle génération se distinguera par l’audace de
sa pensée et de sa volonté. Elle rejettera la philosophie des
demi-mesures. Cela exigera des réponses complètes aux problèmes de
notre époque et obligera à y répondre dans la vie. Ce n’est qu'à
ces conditions que l’humanité ira de l’avant.