Léon
Trotsky : Révolution et Guerre en Chine
préface
de « La
Tragédie de la
Révolution
chinoise »
d'Harold R. Isaacs (5
février 1938)
[Source
Léon Trotsky, Œuvres 16, janvier 1938 – mars 1938. Institut Léon
Trotsky, Paris 1983, pp. 146-160,
voir des
annotations là-bas]
D’abord,
le seul fait que l’auteur se réclame de l’école du matérialisme
historique serait tout à fait insuffisant à nos yeux pour lui
valoir une approbation pour son travail. Dans les conditions
actuelles, l’étiquette de marxiste nous prédisposerait à nous
méfier plutôt qu’à accepter. En étroite relation avec la
dégénérescence de l’État soviétique, le marxisme, au cours des
quinze dernières années, a traversé une période de déclin et
d’avilissement sans précédent :
d’instrument
d’analyse et de critique, il a été transformé en un instrument
d’apologétique à bon marché. Au lieu d’analyser les faits, il
se consacre au choix de sophismes dans les intérêts de clients
exaltés.
Dans
la révolution chinoise de 1925-1927, l’Internationale communiste a
joué un très grand rôle, dépeint de façon tout à fait complète
dans ce livre. On peut cependant vainement chercher dans la
bibliothèque de l’Internationale communiste un seul livre qui
tente, de quelque façon que ce soit, de donner une image globale de
la révolution chinoise. A la place, on trouve des dizaines
d’ouvrages « de conjoncture », qui reflètent docilement chaque
zigzag de la politique de l’Internationale communiste ou, plus
exactement, de la diplomatie soviétique en Chine, et subordonnent à
chaque zigzag les faits comme le traitement général.
En
contraste avec cette littérature qui ne peut inspirer que
de
la répulsion intellectuelle, le livre d’Isaacs constitue, du début
à
la fin, un travail scientifique. Il repose sur une étude
consciencieuse
d’un
grand nombre de sources originales et des matériaux
complémentaires.
Isaacs a passé à
ce
travail plus de trois
ans.
Il faudrait ajouter qu’il avait auparavant passé environ cinq
ans
en Chine en qualité de journaliste et observateur de la vie
chinoise.
L'auteur
de ce livre aborde la vie chinoise en tant que révolutionnaire et ne
voit aucune raison de le dissimuler. Aux yeux
d’un
philistin, un point de vue révolutionnaire équivaut virtuellement à
une absence d’objectivité scientifique. Nous pensons
exactement
le contraire : seul un révolutionnaire – muni évidemment de la
méthode scientifique – peut mettre à nu
ta
dynamique objective de la révolution. De façon générale,
l’appréhension de la réalité n’est pas d’ordre contemplatif,
mais actif.
L’élément
volontaire est indispensable pour pénétrer les secrets
de
la nature et de la société. Exactement comme un chirurgien,
du
scalpel de qui dépend la vie humaine, distingue avec
un
soin extrême les différents tissus d’un organisme, de môme
un
révolutionnaire, s’il a devant ses tâches une attitude sérieuse,
est
obligé d’analyser consciencieusement et strictement ta
structure
de la société, ses fonctions et ses réflexes.
Pour
comprendre la guerre actuelle entre le Japon et la Chine,
il
faut prendre comme point de départ la deuxième révolution
chinoise.
Dans les deux, on rencontre non seulement des
forces sociales
identiques, mais souvent les mêmes personnalités.
Il suffit
de dire
que
la personne de Tchiang Kaï-chek
occupe
dans
ce livre la place centrale. Au moment où j’écris ces lignes,
il
est encore difficile de prévoir quand et de quelle façon se
terminera
la guerre sino-japonaise. Mais l’issue du présent conflit
en
Extrême-Orient aura, de toute façon, un caractère provisoire.
La
guerre mondiale, qui approche avec une force irrésistible, reverra
le problème chinois en même temps que tous ceux de la domination
coloniale. Car c’est en cela que consistera la véritable tâche de
la seconde guerre mondiale : diviser de nouveau la planète
conformément au nouveau rapport de forces des impérialistes. La
principale arène du combat ne sera évidement pas ce baquet
lilliputien qu’est la Méditerranée, ni même l’Océan
atlantique, mais le Pacifique. L’enjeu le plus important de la
lutte sera la Chine qui comprend presque un quart de la race humaine.
Le destin de l’Union soviétique – l’autre gros enjeu dans la
guerre qui vient – sera aussi dans une certaine mesure décidé en
Extrême-Orient. Préparant ce combat de Titans, Tokyo essaie
aujourd’hui de s’assurer le plus vaste terrain d’exercices
possible sur le continent asiatique. La Grande-Bretagne et les
États-Unis ne perdent pas de temps non plus. On peut cependant
prédire avec certitude – et ceux qui font aujourd’hui les
destinées le savent – que la guerre mondiale ne produira pas la
décision finale ; elle sera suivie d’une nouvelle série de
révolutions qui reverront non seulement les décisions de la guerre
mais toutes les conditions de propriété qui ont donné naissance à
la guerre.
La
perspective, il faut l’avouer, est très loin d’être idyllique,
mais Clio, la muse de l’Histoire, n’a jamais été membre d’une
société de dames pour la paix. La vieille génération, qui est
passée par la guerre de 1914-1918, n’a pu régler aucune de ses
tâches. Elle laisse en héritage à la nouvelle génération le
fardeau des guerres et des révolutions. Ces événements très
importants et tragiques de l’histoire de l'humanité ont souvent
marché côte à côte. Ils formeront indiscutablement l’arrière-plan
des prochaines décennies. Il ne reste qu’à espérer que la
nouvelle génération, qui ne peut pas arbitrairement se détacher
des conditions dont elle a hérité, a appris au moins à mieux
comprendre les lois de son époque. Pour se familiariser avec la
révolution chinoise de 1925-1927, elle ne trouvera pas aujourd’hui
de meilleur livre que celui d’Isaacs.
En
dépit de l’indiscutable grandeur du génie anglo-saxon, il est
impossible de ne pas voir que les lois des révolutions sont le moins
comprises précisément dans les pays anglo-saxons. L’explication
en réside, d’un côté, dans le fait que l’apparition même
d’une révolution dans ces pays remonte à une époque très
éloignée dans le passé et évoque chez les « sociologues »
officiels un sourire condescendant comme le feraient des farces
puériles. D’un autre côté, le pragmatisme, si caractéristique
de la pensée anglo-saxonne, est, moins que tout, utile à la
compréhension des crises révolutionnaires.
La
révolution anglaise du XVIIe siècle, comme la révolution française
du XVme siècle, a eu la tâche de « rationaliser » la structure de
la société, c’est-à-dire de la débarrasser des stalactites et
stalagmites féodales et de la soumettre aux lois de la libre
concurrence qui semblaient à cette époque celles du « sens commun
». Ce faisant, la révolution puritaine s’était drapée dans des
habits
bibliques, manifestant ainsi une incapacité parfaitement
infantile
à comprendre sa
propre
signification. La révolution
française,
qui a eu une influence considérable sur la pensée progressiste aux
États-Unis, se guidait d’après des formules de rationalisme pur.
Le sens commun, qui a encore peur de lui- même
et
recourt au masque des prophètes bibliques, ou le sens commun
sécularisé, qui considère la société comme le produit d’un
«
contrat » rationnel, demeurent jusqu’à ce jour les formes
fondamentales de la pensée anglo-saxonne dans le domaine de la
philosophie et de la sociologie.
Pourtant
la société réelle de l’histoire n’a pas été construite,
comme selon Rousseau sur un « contrat » rationnel, ni, comme selon
Bentham,
sur le principe du « bien le plus grand », mais s’est développée
de façon « irrationnelle », sur la base de contradictions et
d’antagonismes. Pour que la révolution devienne inévitable, il
faut que les contradictions soient tendues jusqu’au point de
rupture. C’est précisément cette nécessité – à laquelle on
ne peut échapper – du conflit, qui ne dépend ni de la bonne
ni de
la mauvaise volonté, mais de l’interrelation objective des
classes,
qui
fait
de
la révolution,
avec
la
guerre, l’expression la
plus dramatique du fondement « irrationnel
»
du
procès historique.
«
Irrationnel » ne signifie cependant pas arbitraire. Au contraire,
dans la préparation moléculaire de la révolution, dans son
explosion,
dans sa montée et son déclin, se loge une profonde légitimité
interne que l’on peut appréhender et, pour l’essentiel, prévoir.
Les révolutions, on l’a dit plus d’une fois, ont leur logique
propre. Mais ce n’est pas la logique d’Aristote et encore moins
la semi-logique pragmatique du « sens commun ». C’est la fonction
la plus haute de la pensée : la logique du développement et
de
ses contradictions, c’est-à-dire la dialectique.
L’obstination
du pragmatisme anglo-saxon et son hostilité à la pensée
dialectique ont ainsi leurs causes matérielles. Exactement de la
même façon qu’un poète ne peut atteindre la dialectique dans les
livres sans ses propres expériences personnelles, de même une
société aisée, n’ayant pas l’habitude des convulsions et
habituée au « progrès » ininterrompu, est incapable de comprendre
la dialectique de son propre développement. Mais il n’est que trop
évident que ce privilège du monde anglo-saxon appartient maintenant
au passé. L’histoire se prépare à donner aux États-Unis aussi
bien qu’à la Grande-Bretagne de sérieuses leçons de dialectique.
L’auteur
de ce livre essaie de déduire le caractère de la révolution
chinoise non de définitions a
priori
ni d’analogies historiques, mais de la structure vivante de la
société chinoise et de la dynamique de ses forces internes. C’est
là que réside la principale valeur méthodologique de ce livre. Le
lecteur y trouvera non seulement un tableau mieux articulé des
événements mais – ce qui est plus important – y apprendra à
comprendre leurs ressorts sociaux. Ce n’est que sur cette base
qu’il est possible d’apprécier de façon exacte les programmes
politiques et les mots d’ordre des partis en lutte – lesquels,
même s’ils ne sont jamais indépendants ni, en dernière analyse,
ne sont pas les facteurs décisifs dans le processus, en sont
néanmoins les signes les plus manifestes.
Dans
ses objectifs immédiats, la révolution chinoise incomplète est «
bourgeoise ». Ce terme, cependant, qui est utilisé comme un simple
écho des révolutions bourgeoises du passé, nous aide en réalité
très peu. Si l’on ne veut pas que l’analogie historique devienne
un piège pour l’esprit, il faut la vérifier à la lumière d’une
analyse sociologique concrète. Quelles sont les classes qui luttent
en Chine ? Quelles sont leurs rapports entre elles ? Comment et dans
quelle direction ces rapports changent- ils ? Quelles sont les tâches
objectives de la révolution chinoise, c’est-à-dire celles de ses
tâches que dicte le cours du mouvement? Sur les épaules de qui la
solution de ces tâches repose- t-elle ? Par quelles méthodes
peut-on les résoudre ? Le livre d’Isaacs donne précisément les
réponses à ces questions.
Les
pays coloniaux et semi-coloniaux – et donc arriérés, qui
englobent de loin la partie la plus grande de l’humanité,
diffèrent extraordinairement l’un de l’autre dans le degré de
leur arriération, représentant toute une échelle historique, du
nomadisme et même du cannibalisme à la culture industrielle la plus
moderne.
La
combinaison des extrêmes dans un sens ou dans l’autre caractérise
tous
les
pays
arriérés.
Cependant,
la hiérarchie de l'arriération,
si
on peut employer ce terme, est déterminée par le poids
spécifique
des
éléments
de barbarie et de culture dans la vie de
chaque
pays colonial. L’Afrique équatoriale est loin derrière l'Algérie,
le
Paraguay derrière le Mexique, l’Abyssinie derrière l'Inde
ou
la Chine. Avec leur commune dépendance économique vis-à-vis
des
métropoles impérialistes, leur dépendance politique revêt
dans
certains cas le caractère d’un esclavage colonial ouvert (Inde,
Afrique
équatoriale), tandis que, dans d’autres, elle est dissimulée
par
la fiction de l’indépendance de l’État (Chine, Amérique
latine).
C’est
dans les rapports agraires que l’arriération trouve son expression
organique
la plus cruelle. Aucun de ces pays n’a réalisé
dans
la moindre mesure réelle sa révolution démocratique.
Les
demi-réformes agraires sont absorbées par les rapports de
demi-servage
et ceci se reproduit inévitablement sur le sol de la
pauvreté
et de l’oppression. La barbarie agraire va toujours la main
dans
la main avec l’absence de routes, l’isolement des provinces, le «
particularisme » médiéval et l’absence de conscience nationale.
Extirper des rapports sociaux les restes de l’ancien féodalisme et
les incrustations du féodalisme moderne, est
la
tâche la plus importante dans tous ces pays.
La
réalisation de la révolution agraire est cependant impensable
sans
la préservation de la dépendance à l’égard de l’impérialisme
étranger qui implante d’une main les rapports capitalistes,
tout
en soutenant et en ressuscitant de l’autre toutes les
formes
d’esclavage et de sevrage. La lutte pour la démocratisation
des
rapports sociaux et la création d’un État national passe ainsi
sans
interruption au soulèvement ouvert contre la domination
étrangère.
L’arriération
historique n’implique pas la simple reproduction
du
développement des pays avancés, Angleterre ou France, avec
un
retard d’un, deux ou trois siècles. Elle engendre une formation
sociale nouvelle « combinée » dans laquelle les dernières
conquêtes
de la technique et de la structure capitalistes prennent racine dans
les rapports de la barbarie féodale ou pré-féodale,
les
transformant et les assujettissant, créant des rapports de
classe
particuliers.
Pas
une seule des étapes de la révolution « bourgeoise » ne peut
être
résolue dans ces pays arriérés sous la direction de la bourgeoisie
«
nationale », parce que cette dernière apparaît d’emblée,
avec
le soutien de l’étranger, comme une classe étrangère
ou
hostile au peuple. Chaque étape de son développement la lie encore
plus étroitement au capital financier étranger dont elle est, par
essence, l’agence. La petite bourgeoisie des colonies, celle de
l’artisanat et du commerce, est la première à être victime de la
lutte inégale contre le capital étranger et elle décline vers
l’insignifiance économique, devient déclassée et paupérisée.
Elle ne peut même pas avoir l’idée de jouer un rôle politique
indépendant. La paysannerie, la classe la plus nombreuse
numériquement et la plus atomisée, la plus arriérée et la plus
opprimée, est capable de se soulever localement ou de mener une
guerre de partisans, mais a besoin de la direction d’une classe
plus avancée et centralisée pour élever cette lutte au niveau de
toute la nation. La tâche de cette direction incombe, par la nature
des choses, au prolétariat colonial lequel, dès ses tout premiers
pas, se dresse non seulement contre la bourgeoisie étrangère, mais
aussi contre sa propre bourgeoisie nationale.
De
ce conglomérat de provinces et de tribus liées ensemble par la
proximité géographique et l’appareil bureaucratique, le
développement capitaliste a tranformé la Chine en un semblant
d’entité économique. Le mouvement révolutionnaire des masses a
traduit cette unité grandissante, pour la première fois, dans la
langue de la conscience nationale. Une Chine nouvelle est née dans
les grèves, les soulèvements agraires et les expéditions
militaires de 1925-1927. Alors que les généraux, liés à leur
propre bourgeoisie et à la bourgeoisie étrangère, ne pouvaient que
mettre le pays en pièces, les ouvriers chinois sont devenus les
porte-drapeau de l’irrésistible besoin d’unité nationale. Ce
mouvement présente une analogie incontestable avec la lutte du Tiers
État français contre le particularisme ou avec la lutte ultérieure
des Allemands et des Italiens pour l’unification nationale. Mais,
contrairement aux pays capitalistes premiers-nés où le problème de
la réalisation de l’unité nationale incomba à la petite
bourgeoisie, partiellement sous la direction de la bourgeoisie et
même des féodaux (Prusse !), en Chine, c’est le prolétariat qui
est apparu comme la principale force motrice et le dirigeant
potentiel du mouvement. Mais, précisément de cette façon, le
prolétariat a confronté la bourgeoisie au danger que la direction
de la patrie unifiée ne reste pas entre les mains de cette dernière.
Dans toute l’histoire, le patriotisme a été indissolublement lié
au pouvoir et à la propriété. Face au danger, les classes
dirigeantes n’ont jamais reculé devant le démembrement de leur
propre pays, tant qu’elles pouvaient ainsi conserver leur pouvoir
sur une partie de ce dernier. Il n’est donc absolument pas
surprenant que la bourgeoisie chinoise incarnée par Tchiang Kaï-chek
ait, en 1927,
retourné
ses armes contre
le
prolétariat, porte-drapeau de l’unité
nationale.
L’exposé et l’explication de ce
tournant
qui occupe
le
centre du
livre
d’Isaacs, donnent la clé de la compréhension
des
problèmes fondamentaux de la
révolution
chinoise comme
de
la guerre sino-japonaise actuelle.
La
soi-disant
bourgeoisie «
nationale
» tolère toutes les formes
de
dégradation nationale tant qu’elle peut espérer maintenir
sa
propre existence privilégiée. Mais au moment où le capital
étranger
se dispose à assumer la domination sans partage de
toute
la richesse du pays, la bourgeoisie coloniale est bien obligée
de
se souvenir de ses obligations « nationales ». Sous la pression des
masses, elle peut même se trouver plongée dans une guerre.
Mais
ce serait une guerre menée contre l’une des puissances
impérialistes,
une des moins facilement réglables par négociations,
avec
l’espoir de passer au service d’une autre puissance
plus
magnanime. Tchiang Kaï-chek ne lutte contre les violeurs
japonais
que dans les limites que lui ont assignées ses patrons
britanniques
et américains. C’est seulement la classe qui n’a
rien
à perdre que ses chaînes qui peut conduire jusqu’au bout la
guerre
contre l’impérialisme et pour l’émancipation nationale.
Les
vues développées ci-dessus au sujet du caractère particulier
des
révolutions « bourgeoises » dans les pays historiquement attardés
ne sont nullement le produit de la seule analyse théorique. Avant la
seconde révolution chinoise (1925-1927), elles
avaient
déjà été soumises à une épreuve historique grandiose.
L’expérience des trois révolutions russes (1905, février et
octobre 1917) n’a pas moins de signification pour le XXe siècle
que la révolution française en eût pour le XIXe.
Pour comprendre les destinées
de
la Chine moderne, le lecteur doit avoir sous les yeux la
lutte
des conceptions dans le mouvement révolutionnaire russe,
car
ces conceptions ont exercé et exercent une influence directe et,
par-dessus le marché, profonde sur la politique du prolétariat
chinois, et une influence indirecte sur la politique de la
bourgeoisie
chinoise.
C’est
précisément à cause de son arriération historique que fa
Russie
tsariste s’est trouvée devenir le seul pays d’Europe où le
marxisme en tant que doctrine et la social-démocratie en tant que
parti
ont
atteint un puissant développement avant la révolution bourgeoise.
C’est tout naturellement en Russie que le problème de
la corrélation
entre la lutte pour la démocratie et la lutte pour le
socialisme,
ou entre la révolution bourgeoise et la révolution socialiste, a
été soumis à l’analyse théorique. Le premier à poser ce
problème
dans
les premières
années quatre-vingt du siècle précédent fut le fondateur de la
social-démocratie russe, Plékhanov. Dans la lutte contre ce qu’on
appelait le « populisme » (narodnikisme), une variété de
socialisme utopique, Plékhanov démontra que la Russie n’avait
absolument aucune raison de s’attendre à une voie particulière de
développement, que, comme les nations « profanes », elle devrait
traverser l’étape du capitalisme et acquérir au long de. cette
route le régime de démocratie bourgeoise indispensable pour une
lutte ultérieure du prolétariat pour le socialisme. Non seulement
Plékhanov séparait la révolution bourgeoise, en tant que tâche
distincte, de la révolution socialiste – qu’il rejetait dans un
avenir indéfini – mais encore il indiquait différentes
combinaisons de forces. La révolution bourgeoise devait être
réalisée par le prolétariat en alliance avec la bourgeoisie
libérale et ouvrir ainsi la voie au progrès capitaliste ; après
quelques décennies et un niveau supérieur de développement
capitaliste, le prolétariat mènerait la révolution socialiste dans
une lutte directe contre la bourgeoisie.
Lénine
– pas tout de suite, bien sûr – a révisé cette doctrine. Au
début de ce siècle, avec beaucoup plus de force et de consistance
que Plékhanov, il a posé le problème agraire comme le problème
central de la révolution bourgeoise en Russie. Avec cela, il en vint
à la conclusion que la bourgeoisie libérale était hostile à
l’expropriation des domaines des grands propriétaires et féodaux
et, pour cette raison, qu'elle chercherait un compromis avec la
monarchie sur la base d’une constitution sur le modèle prussien. A
l’idée de Plékhanov d’une alliance entre le prolétariat et la
bourgeoisie libérale, Lénine opposa l’idée d’une alliance
entre le prolétariat et la paysannerie. Le but de la collaboration
de ces deux classes, il proclama que c’était l’établissement
d’une « dictature bourgeoise-démocratique du prolétariat et de
la paysannerie » en tant qu’unique moyen de débarrasser l’empire
tsariste des déchets de sa police féodale, de créer un système de
fermiers et de frayer la voie au développement du capitalisme
conformément au modèle américain. La formule de Lénine
constituait un gigantesque pas en avant en ce que, contrairement à
Plékhanov, elle indiquait correctement la tâche centrale de la
révolution, à savoir la destruction des rapports agraires, et
dessinait également correctement la seule combinaison de forces
réaliste capable de résoudre cette tâche
Mais,
jusqu’en
1917, la pensée de Lénine lui-même resta liée au concept
traditionnel
de la révolution « bourgeoise ». Comme Plékhanov, Lénine partait
de la prémisse selon laquelle ce serait seulement après «
l’achèvement de la révolution bourgeoise- démocratique » que
les tâches de la révolution socialiste viendraient à l’ordre du
jour. Cependant Lénine, contrairement à la légende
fabriquée
par les épigones, considérait qu’après l’achèvement
de
ce renversement démocratique, la paysannerie en tant que
paysannerie
ne pourrait demeurer l’alliée du prolétariat.
Lénine
fondait
ses espérances socialistes sur les ouvriers agricoles et
les
paysans
à moitié prolétarisés, obligés de vendre leur force de
travail.
Le
point
faible de la conception de Lénine était son idée, contradictoire,
en elle-même, de la « dictature bourgeoise- démocratique du
prolétariat et de la paysannerie ». Un bloc politique de deux
classes dont les intérêts ne coïncident que partiellement exclut
une dictature. Lénine lui-même soulignait la limite
fondamentale
de la « dictature du prolétariat et de la paysannerie » quand il
la qualifiait ouvertement de « bourgeoise
».
Il voulait signifier par là que, pour arriver à maintenir son
alliance
avec la paysannerie, le prolétariat, dans la révolution qui
venait,
aurait à anticiper, en posant directement les tâches socialistes.
Mais cela signifierait, pour être précis, que le prolétariat
devrait abandonner la dictature. Dans ce cas, dans quelles
mains
le pouvoir révolutionnaire serait-il concentré ? Aux mains
de
la paysannerie ? Mais elle est la moins capable d’un tel rôle.
Lénine
laissa ces questions sans réponse jusqu’à ses fameuses
thèses
du 4 avril 1917. Ce n’est que là qu’il rompit pour la première
fois
avec l’interprétation traditionnelle de la révolution «
bourgeoise
» et avec la formule de la « dictature bourgeoise- démocratique du
prolétariat et de la paysannerie ». Il déclara que
la
lutte pour la dictature du prolétariat était l’unique moyen de
mener
jusqu’au bout la réforme agraire et d’assurer la liberté des
nationalités
opprimées. Le régime de la dictature prolétarienne, cependant, par
sa nature même, ne pouvait se limiter au cadre
de
la propriété privée bourgeoise. La domination du prolétariat
mettait automatiquement à l’ordre du jour la révolu- lion
socialiste
qui, dans ce cas, n’était pas séparée de la révolution
démocratique
par une période historique, mais était liée
à
elle sans interruption, ou, pour mieux le formuler, en était le
développement
organique. A quel rythme se produirait cette transformation
socialiste de
la société et les
limites
qu’elle atteindrait dans un avenir proche, dépendraient non
seulement de conditions intérieures mais aussi de conditions
extérieures. La révolution russe n’était qu’un maillon dans la
révolution internationale. Telle était, dans ses grandes lignes,
l’essence de la conception de la révolution permanente
(ininterrompue). Ce fut précisément cette conception qui garantit
la victoire du prolétariat en Octobre.
Mais
telle est l’ironie de l’histoire : non seulement l’expérience
de la révolution russe n’a pas aidé le prolétariat chinois,
mais, au contraire, sous sa forme réactionnaire, déformée, elle
devint l’un des principaux obstacles sur sa route. Le Comintern des
épigones commença en canonisant, pour tous les pays d’Orient, la
formule de « dictature démocratique du prolétariat et de la
paysannerie » dont Lénine avait reconnu, à la lueur de
l’expérience historique, qu’elle ne valait rien. Comme toujours
dans l’Histoire, une formule dépassée servait à recouvrir un
contenu politique tout à fait opposé à ce qu’elle avait
autrefois signifié. L’alliance plébéienne de masse,
révolutionnaire, des ouvriers et des paysans, scellée à travers
les soviets directement élus en tant qu’organismes d’action
directs, le Comintern les a remplacés par le bloc bureaucratique de
centres de partis. Le droit de représenter la paysannerie dans ce
bloc fut attribué de façon tout à fait inattendue au Guomindang,
c’est-à-dire à un parti profondément bourgeois, intéressé de
façon vitale au maintien de la propriété capitaliste, non
seulement des moyens de production, mais de la terre. L’alliance du
prolétariat et de la paysannerie fut élargie en un « bloc des
quatre classes » : ouvriers, paysans, petite bourgeoisie urbaine et
la prétendue « bourgeoisie nationale ». En d’autres termes, le
Comintern s’empara d’une formule écartée par Lénine pour
ouvrir la voie à la politique de Plékhanov et, pire encore, sous
une forme masquée, d’autant plus nuisible.
Pour
justifier la subordination politique du prolétariat à la
bourgeoisie, les théoriciens du Comintern (Staline, Boukharine)
ajoutaient le fait de l’oppression impérialiste qui poussait
prétendument « toutes les forces progressistes du pays » à
s’unir. Mais c’était, précisément, en son temps, l’argument
des mencheviks russes, avec la différence que, dans leur cas, la
place de l’impérialisme était occupée par le tsarisme.
En
réalité, la sujétion
du
parti communiste chinois au Guomindang signifiait sa rupture
avec le mouvement des masses et une trahison directe de es intérêts
historiques.
C'est de cette façon que
la catastrophe
de la
seconde révolution
chinoise fut préparée sous la direction immédiate
de
Moscou.
Pour
beaucoup
de philistins de la politique qui sont, en ce domaine,
enclins
à substituer des paris de « sens commun » à I
analyse scientifique, la controverse entre marxistes russes sur la
nature de
la révolution et la dynamique de ses forces de classe semblait
de
la scolastique pure. L’expérience historique a pourtant
révélé
la profonde signification vitale des « formules doctrinaires
»
du marxisme russe. Ceux qui ne l’ont pas encore compris jusqu’à
présent
peuvent apprendre beaucoup du livre d’Isaacs.
La
politique
de l’Internationale communiste en Chine montre ce que
serait
devenue la révolution russe, si les mencheviks et les
socialistes-révolutionnaires n’avaient pas été écartés à
temps par les
bolcheviks.
Une fois de plus, la conception de la révolution permanente
s’est
trouvée confirmée en Chine, cette fois pas par la
victoire,
mais par la catastrophe.
Il
serait bien entendu inacceptable d’identifier la Russie et la
Chine.
Avec
tous leur traits communs importants, leurs différences
ne
sont que trop évidentes. Mais il n’est pas difficile de se
convaincre que ces différences n’affaiblissent pas, mais au
contraire
renforcent
les conclusions fondamentales du bolchevisme.
En un
sens, la Russie tsariste était, elle, un pays colonial et
cela s’exprimait
dans le rôle prédominant du capital étranger. Mais
la bourgeoisie
russe jouissait
des
bénéfices d’une indépendance
infiniment
plus grande vis-à-vis de l’impérialisme étranger que
la bourgeoisie
chinoise. La Russie était elle-même un pays impérialiste. En dépit
de sa minceur, le libéralisme russe avait des
traditions
beaucoup plus sérieuses et bien plus de base de soutien
que
le libéralisme chinois. A la gauche des libéraux se trouvaient
de
puissants partis petits-bourgeois, révolutionnaires ou
à moitié
révolutionnaires par rapport au tsarisme. Le parti des
socialistes-révolutionnaires avait réussi à trouver un soutien
considérable dans la paysannerie, surtout dans ses couches
supérieures. Le parti social-démocrate menchevique entraînait
derrière
lui
de larges couches de la petite bourgeoisie urbaine et de
l’aristocratie
ouvrière.
Ce
furent précisément ces trois partis – les libéraux, les
socialistes-révolutionnaires et les mencheviks – qui préparèrent
longuement et formèrent enfin en 1917 une coalition qu’on
n’appelait pas encore le Front populaire mais qui avait tous ses
traits. A l’opposé, les bolcheviks, depuis le début de la
révolution de 1905, avaient pris une position irréconciliable à
l’égard de la bourgeoisie libérale. C’est seulement cette
politique, qui revêtit son expression la plus élevée dans le «
défaitisme »
de 1914-17, qui permit au parti bolchevique de s’emparer du
pouvoir.
Les
différences entre la Chine et la Russie – la dépendance
incomparablement plus grande de la bourgeoisie chinoise vis-à- vis
du capital étranger, l’absence de traditions révolutionnaires
dans la petite bourgeoisie, la gravitation massive des ouvriers et
des paysans vers le drapeau du Comintern – exigeaient une politique
plus irréconciliable encore – si c’était possible – que celle
qui avait été poursuivie en Russie. Pourtant la section chinoise du
Comintern, sur l’ordre de Moscou, renonça au marxisme, accepta les
réactionnaires et scolastiques « principes de Sun Yat-sen » et
entra dans le Guomindang en se soumettant à sa discipline. En
d’autres termes, elle alla plus loin sur la voie de la soumission à
la bourgeoisie que ne l’avaient jamais fait les mencheviks russes
ou les socialistes-révolutionnaires. C’est la même fatale
politique qui est aujourd’hui répétée dans les conditions de la
guerre avec le Japon.
Comment
la bureaucratie, qui sortait de la révolution russe, a-t-elle pu
appliquer, en Chine et dans le monde entier, des méthodes
fondamentalement opposées à celles du bolchevisme ? Il serait
beaucoup plus superficiel de répondre à cette question en faisant
référence aux incapacités ou à l’ignorance de tel ou tel. Le
nœud de la question est ceci : avec ses nouvelles conditions
d’existence, la bureaucratie a acquis de nouvelles méthodes de
pensée. Le parti bolchevique conduisait les masses. La bureaucratie
commença à leur donner des ordres. Les bolcheviks avaient gagné la
possibilité de diriger les masses en exprimant correctement leurs
intérêts. La bureaucratie fut obligée de recourir au commandement
pour assurer ses propres intérêts au détriment de ceux des masses.
La méthode du commandement fut, bien entendu, élargie aussi à
l’Internationale communiste.
Les
dirigeants
de Moscou commencèrent sérieusement à s’imaginer
qu’ils
pourraient obliger la bourgeoisie chinoise à aller à gauche
de
ses intérêts et les ouvriers et paysans chinois à aller à la
droite
des
leurs, conformément à la diagonale tracée au Kremlin. C
’est pourtant
l’essence même de la révolution que les exploités comme
les
exploiteurs revêtent leurs intérêts de l’expression la plus
extrême.
Si les classes hostiles se déplaçaient en diagonale, il n'y
aurait
nul besoin de guerre civile. Armée de l’autorité de la révolution
d’Octobre
et de l’Internationale communiste, pour ne pas
mentionner
ses ressources financières inépuisables, la bureaucratie
transforma
le jeune parti communiste chinois de force
motrice
en frein, au moment le plus important de la [évolution.
A
la différence de l’Allemagne et de l’Autriche, où la
bureaucratie pouvait rejeter une partie de la responsabilité de la
défaite
sur
la social-démocratie, il n’y avait pas en Chine de
social-démocratie. Le Comintern eut le monopole pour ruiner la
révolution
chinoise.
L’actuelle
domination du Guomindang sur une partie considérable
du
territoire chinois aurait été impossible sans le puissant mouvement
national-révolutionnaire des masses en 1925-1927. L'écrasement
de ce mouvement a, d’une part, concentré le pouvoir aux mains de
Tchiang Kaï-chek, mais, de l’autre, l’a voué
à
des demi-mesures contre l’impérialisme. La compréhension
du
cours de la révolution chinoise a ainsi la signification la plus
directe
pour la compréhension du cours de la guerre sino-japonaise.
Ce
travail historique acquiert ainsi la signification politique
la
plus actuelle.
La
guerre
et la révolution seront entrelacées dans l’avenir le plus
proche
de l’histoire chinoise. L’objectif du Japon, de réduire en
esclavage,
pour toujours ou au moins pour longtemps, un pays gigantesque, en
dominant ses centres stratégiques, est caractérisé non
seulement
par sa cupidité mais par sa stupidité. Le Japon est il
rivé beaucoup
trop tard. Déchiré par ses contradictions internes,
l’empire
du Mikado ne peut pas reproduire la montée de la Grande-Bretagne.
Par ailleurs, la Chine a avancé bien au-delà de l'Inde
du
XVIIe
et du XVIIIe.
Les vieux pays coloniaux mènent maintenant
avec
toujours plus de succès une lutte pour leur indépendance nationale.
Dans
ces conditions historiques, même si
la guerre
actuelle en Extrême-Orient devait se terminer par la victoire du
Japon et même si le vainqueur lui-même pouvait échapper à une
catastrophe intérieure dans les quelques années à venir – et ni
l’un ni l’autre ne sont le moins du monde assurés – la
domination du Japon sur la Chine serait de brève durée, peut- être
seulement les années nécessaires pour donner un nouvel élan à la
vie économique de la Chine et pour mobiliser ses masses laborieuses
une fois de plus.
Les
grands trusts et konzerns japonais sont déjà dans le sillage de
l’armée pour partager un butin encore mal assuré. Le gouvernement
de Tokyo cherche à régler les appétits des cliques financières
qui voudraient dépecer la Chine du Nord. Si le Japon devait réussir
à conserver les positions conquises pendant une dizaine d’années,
cela signifierait avant tout l’industrialisation intensive de la
Chine du nord dans les intérêts militaires de l’impérialisme
japonais. De nouveaux chemins de fer, de nouvelles mines, de
nouvelles centrales, des entreprises minières et métallurgiques,
des plantations de coton se répandraient rapidement. La polarisation
de la nation chinoise recevrait un fiévreux élan. Des centaines de
milliers et des millions de nouveaux prolétaires chinois seraient
mobilisés dans le laps de temps le plus court. Par ailleurs, la
bourgeoisie chinoise tomberait de plus en plus sous la dépendance du
capital japonais. Elle serait encore moins capable que par le passé
de se mettre à la tête d'une guerre nationale, moins encore une
révolution nationale. En face du violeur étranger se dresserait le
prolétariat chinois plus nombreux, socialement renforcé,
politiquement mûri, appelé à diriger le village chinois. La haine
de l’esclavagiste étranger est un puissant ciment révolutionnaire.
La nouvelle révolution nationale sera, on doit le penser, mise à
l’ordre du jour du vivant de factuelle génération. Pour résoudre
ses tâches, l’avant-garde du prolétariat chinois doit
profondément assimiler les leçons de la révolution chinoise. Le
livre d’Isaacs peut servir en ce sens d’auxiliaire irremplaçable.
Il reste à espérer que ce livre sera traduit en chinois comme dans
d’autres langues étrangères.