Léon
Trotsky : Staline contre Staline
(19
novembre 1938)
[Source
Léon Trotsky, Œuvres 19, octobre
1938 a décembre 1938.
Institut Léon Trotsky, Paris 1985, pp. 197-201,
voir des
annotations
là-bas]
Le
mensonge est une fonction sociale. Il reflète les contradictions
entre les individus et les classes. Il est nécessaire là où il
faut cacher, adoucir, masquer la contradiction. Là où les
antagonismes sociaux ont une longue histoire, le mensonge prend un
caractère équilibré, traditionnel, respectable. A l’époque
actuelle d’exacerbation sans précédent de la lutte entre les
classes et les nations, le mensonge a pris au contraire un aspect
tumultueux, tendu, explosif. Depuis l’époque de Caïn, on n’a
jamais menti comme on ment de nos jours. De plus, le mensonge a
maintenant à son service les rotatives, la radio, le cinéma. Dans
le chœur mondial du mensonge, le Kremlin n’occupe pas la dernière
place.
Les
fascistes mentent certes beaucoup. Il y a en Allemagne un metteur en
scène pour les falsifications : Goebbels. L’appareil de Mussolini
ne demeure pas non plus inactif. Mais le mensonge du fascisme a un
caractère pour ainsi dire statique. Il est presque monotone. Cela
s’explique par le fait qu’entre la politique quotidienne de la
bureaucratie fasciste et ses formules abstraites, il n’y a pas
l’effroyable contradiction qui se développe toujours davantage
entre le programme de la bureaucratie soviétique et sa politique
réelle. En U.R.S.S., des contradictions sociales d’une espèce
nouvelle ont surgi sous les yeux d’une génération qui vit encore.
Une puissante caste parasitaire s’est élevée au-dessus des
masses. Son existence même est un défi à tous les principes au nom
desquels a été faite la Révolution d'Octobre. C’est pourquoi
cette caste « communiste » (!) est obligée de mentir plus que
n’importe quelle classe dirigeante de l’histoire de l’humanité.
Les
mensonges officiels de la bureaucratie soviétique changent d’une
année sur l’autre, reflétant les étapes différentes de sa
montée. Les couches successives de mensonges ont créé un chaos
extraordinaire dans l'idéologie officielle. Hier la bureaucratie
disait autre chose que ce qu’elle disait la veille et elle dit
aujourd’hui autre chose qu’hier. Les bibliothèques soviétiques
sont devenues la source d’une infection terrible. Étudiants,
enseignants et professeurs qui font de la recherche dans de vieux
journaux ou revues découvrent à chaque pas qu’à de brefs
intervalles le même dirigeant s’est exprimé de façon tout à
fait contradictoire sur le même sujet — pas seulement sur des
sujets théoriques, mais aussi à propos de faits concrets. En
d’autres termes, qu’il a menti en fonction des besoins variables
du moment.
C’est
pourquoi le besoin de ré-arranger les mensonges, de rendre
conciliables les faux et de codifier les fraudes devenait pressant.
Après un gros travail, ils ont publié une Histoire
du Parti communiste
sous la rédaction du C.C., plus exactement de Staline lui-même. Il
n’y a dans cette Histoire
ni références, ni citations, ni documents : elle est le produit de
la pure inspiration bureaucratique. Pour seulement réfuter les
principales falsifications contenues dans les 350 pages de ce livre
incroyable, il faudrait plusieurs milliers de pages. Nous essaierons
de donner au lecteur une idée de l'amplitude du mensonge par un seul
exemple, certes le plus clair : la question de la direction de
l’insurrection d’Octobre. Nous lançons par avance le défi à «
MM. les amis de l’U.R.S.S. » de réfuter ne fût-ce qu’une seule
de nos citations, une seule de nos dates, une seule phrase d’une
seule de nos citations, un seul mot d’une seule de nos phrases.
Qui
dirigea l’insurrection? La nouvelle Histoire
répond à cette question de façon tout à fait catégorique : « le
centre du parti pour la direction de l'insurrection dirigée par le
camarade Staline
». II est remarquable pourtant que personne n’ait rien su de ce
centre jusqu’en 1924. Nulle part, ni dans les journaux, ni dans les
mémoires et les actes officiels, on ne trouve mention de l’activité
du centre du parti « avec Staline à sa tête ». La légende du «
centre du parti » commença à être fabriquée en 1924 seulement et
atteignit son développement définitif l’an passé avec la
réalisation d’un film spécial, Lénine
en Octobre.
Quelqu’un
a-t-il pris part à la direction, outre Staline ? « Les camarades
Vorochilov, Molotov, Dzerjinsky, Ordjonikidzé Kirov, Kaganovitch,
Kouibytchev, Frounzé, Iaroslavsky et autres — dit l'Histoire —
reçurent des tâches spéciales du parti dans la direction de
l’insurrection en différents endroits ». Plus loin, on leur
ajoute encore Jdanov et Ejov. Voilà complètement nommé
l’état-major de Staline. Il s’avère qu’il n’y eut pas
d’autre dirigeant. C’est ce que dit l'Histoire de Staline.
Prenons
en main la première édition des Œuvres
complètes de
Lénine, publiées par le comité central du parti encore du vivant
de Lénine. Au sujet de l’insurrection d’Octobre, dans une note
spéciale sur Trotsky, il est dit ce qui suit : « Après que le
soviet de Pétrograd fut passé aux mains des bolcheviks, Trotsky en
fut élu président et en cette qualité il organisa et dirigea
l’insurrection du 25 octobre ». Pas un mot sur le « centre du
parti ». Pas un mot sur Staline. Ces lignes furent écrites alors
que toute l’histoire de la révolution d’Octobre était encore
tout à fait fraîche, que les principaux participants étaient
encore vivants, que les documents, les procès-verbaux, les journaux
étaient encore accessibles à tous. Du vivant de Lénine, jamais
personne, y compris Staline lui-même, ne s’éleva contre cette
caractéristique de la direction de l’insurrection d’Octobre, qui
fut répétée dans des milliers de journaux locaux, dans les
recueils officiels et entra dans les manuels scolaires d’alors.
«
On créa un centre militaire révolutionnaire attaché au soviet de
Petrograd qui devint l’état-major légal de l’insurrection »,
dit l'Histoire.
Elle oublie seulement d’ajouter que le président du comité
militaire révolutionnaire était Trotsky et non Staline. «
Smolny... devint l’état-major de la révolution et c’est de là
que partirent les ordres militaires », dit l'Histoire.
Elle oublie seulement d’ajouter que Staline ne travailla jamais à
Smolny, ne faisait pas partie du comité militaire révolutionnaire,
ne prit aucune part à la direction militaire ; il se trouvait dans
son bureau à la rédaction du journal et ne parut à Smolny qu’après
la victoire définitive de l’insurrection.
Dans
la multiplicité des témoignages sur la question qui nous intéresse,
nous en choisirons un, le plus convaincant dans le cas présent : le
témoignage de Staline lui-même. Lors du premier anniversaire de la
révolution, il consacra dans la Pravda
de Moscou un article particulier à l’insurrection d’Octobre et à
ses dirigeants. Le but caché de l’article était de dire au parti
que l’insurrection d’Octobre avait été dirigée non seulement
par Trotsky mais aussi
par le C.C. Cependant Staline ne pouvait pas encore se permettre
alors des falsifications déclarées. Voilà ce qu’il écrivit sur
la direction de l’insurrection : « Tout le travail de
l’organisation pratique de l’insurrection fut mené sous la
direction immédiate du président du soviet de Pétrograd, le
camarade Trotsky. On peut dire avec assurance que le rapide passage
de la garnison du côté du soviet et le succès du travail dans le
comité militaire révolutionnaire, le parti les doit avant tout et
surtout au camarade Trotsky. Les camarades Antonov et Podvoisky
furent les principaux auxiliaires du camarade Trotsky. » Ces lignes,
que nous citons littéralement, furent écrites par Staline non pas
vingt ans après l’insurrection, mais un an après. Dans l’article,
spécialement consacré à la direction de l’insurrection, il n’y
a pas un mot sur le soi-disant « centre du parti ». En revanche, on
y cite des personnes qui ont complètement disparu de l'Histoire
officielle.
Ce
n’est qu’en 1924, après la mort de Lénine, alors que l’on
avait déjà oublié bien des choses, que Staline, pour la première
fois,
proclama
à voix haute que la tâche des historiens était de détruire
«
la légende (!) du rôle particulier de Trotsky dans l’insurrection
d’Octobre ». « Il faut dire, déclara-t-il publiquement,
que
Trotsky n’a joué et ne pouvait jouer aucun rôle particulier dans
l’insurrection d’Octobre. »
Comment
Staline concilia-t-il pourtant cette nouvelle version avec son propre
article de 1918? Très simplement : il interdit de citer son propre
article. Toute tentative de s’y référer dans la presse soviétique
eût provoqué pour le malheureux auteur les conséquences les plus
graves. Cependant, dans les bibliothèques publiques de nombreuses
capitales du monde, il n’est pas difficile de trouver ce numéro de
la Pravda
du 7 novembre 1918 qui constitue une réfutation mortelle de Staline
et de son école de falsification.
J’ai
sur ma table des dizaines, des centaines de documents qui réfutent
chaque falsification de l’Histoire stalinienne. Mais c’est assez
pour cette fois. Ajoutons seulement que, peu de temps avant sa mort,
la fameuse révolutionnaire Rosa Luxemburg écrivit :
«
Lénine et Trotsky, avec leurs amis, ont été les premiers qui ont
donné l’exemple au prolétariat mondial. Maintenant encore, ils
restent les seuls à pouvoir avec Hutten s’écrier « J’ai osé
». »
Il
n’y a pas de falsificateur qui puisse changer ce fait, eût-il à
sa disposition les presses rotatives et les stations de radio les
plus puissantes.