Léon
Trotsky : Trois entrevues avec Mateo Fossa
[Source
Léon Trotsky, Œuvres 18, juin
1938 a septembre 1938.
Institut Léon Trotsky, Paris 1984, pp. 315-322,
voir des
annotations
là-bas]
Mateo
Fossa.
— Léon
Trotsky vivait dans un village proche de la ville de Mexico, un bel
endroit entouré de montagnes. Au jour fixé pour l’entrevue, je
m’y rendis accompagné par Van, secrétaire de Trotsky. C’était
au début de septembre 1938. Dès que nous fûmes arrivés à la
résidence du leader bolchevique, tandis que j’attendais sous la
galerie que Van m'ait annoncé, Trotsky apparut sur la porte de son
bureau et me fit signe d’approcher. J’avançai tout de suite tout
en l’observant. Trotsky avait l’aspect qu’ont popularisé ses
photographies : élancé, solide, avec un air d’énergie et de
fierté qui se reflétait dans son regard pénétrant et fort. Il
portait un vêtement de coton bleu comme ceux d’un mécanicien.
Quand j’arrivai près de lui, il me tendit les bras et nous nous
serrâmes dans un
« abrazo
» qui
dura plusieurs secondes.
Tout
de suite il me pria d’entrer et de m’asseoir, tandis que lui
s’asseyait à son tour derrière son bureau. Il commença par me
dire qu 'il connaissait la campagne de calomnies lancées contre moi
à Mexico par le stalinisme et toutes ses manœuvres pour m’empêcher
de participer au congrès latino-américain auquel j’étais
délégué. Il m’encouragea à continuer à lutter pour notre
classe et à dire la vérité : l’homme le plus persécuté de la
terre avait encore des forces pour encourager les autres à surmonter
des persécutions, insignifiantes en comparaison de celle qu’il
subissait.
«
II ne faut pas, me dit-il, perdre courage devant les calomnies et les
manœuvres des bureaucrates. »
Il
me demanda ensuite quelles organisations je représentais. Je lui
remis les lettres de créance de celles qui m’avaient donné
mandat. Trotsky mit ses lunettes et lut les documents. Il s’informa
de quelques détails des manœuvres opérées par les staliniens et
les bureaucrates de la Confederación de Trabajadores de Mexico et de
la Confederación General del Trabajo argentine contre moi, et me
conseilla de les faire connaître au prolétariat mexicain, ce que je
pus faire dans une réunion organisée à cet effet, peu après.
Puis
il me demanda ce qui m’intéressait et je lui répondis que je
désirais connaître son opinion sur quelques problèmes d’actualité
afin de la transmettre aux travailleurs d’Argentine. Nous parlâmes
de cela et je posai mes questions. Plus tard Van m’apporta,
rédigées, les réponses.
Trotsky
parlait castillan.
Trotsky
parlait assez bien le castillan et disait en français les quelques
mots qu’il ne connaissait pas. A côté de son bureau, il y avait
une table où je crois qu’il y avait un miméographe, et, à
droite, une étagère sur laquelle étaient posés six ou sept
dossiers avec des manuscrits de ses travaux en cours, donnant
l’impression exacte de la tâche qui l’attendait. Sur la droite,
il y avait une bibliothèque avec la collection complète des œuvres
de Lénine, dans une belle reliure. Sur le mur, à gauche, une
photographie de Lénine parlant à une tribune, au pied de laquelle
apparaissaient Kamenev et Trotsky. C’était le seul cadre qui
ornait la demeure. Au fond, il y avait un petit fauteuil et un coffre
russe rustique complétait le mobilier.
Pendant
que nous parlions avec le grand révolutionnaire russe, apparut dans
le bureau sa compagne, une dame âgée, bien plus petite, qui
apportait deux tasses de thé et des biscuits pour nous. Après
m’avoir salué cordialement, elle se retira.
Son
intérêt pour le mouvement ouvrier argentin.
Trotsky
me posa plusieurs questions sur les problèmes d’Amérique du Sud,
auxquelles je répondis en lui donnant les éléments qu’il
demandait. Il voulait particulièrement connaître la situation du
mouvement ouvrier argentin, que je lui expliquais brièvement, en lui
promettant de lui remettre un rapport dont j’avais été porteur et
destiné au congrès où j’étais délégué. Je le fis à ma
deuxième visite.
Il
m’interrogea ensuite sur le mouvement de la
/V* Internationale
en Amérique du Sud. Je lui répondis que je connaissais seulement un
peu celui de l’Argentine, et que c’était seulement par des
impressions recueillies au cours de mon voyage que j’avais une
connaissance superficielle de celui des autres pays.
Il
m’interrogea sur le camarade Quebracho,
à
quoi je répondis que je ne le connaissais pas personnellement. Il
m’interrogea aussi, sans nommer personne, sur les autres camarades.
Je lui dis que je ne les connaissais pas bien, qu ’ils étaient
divisés et que ceux que je connaissais ne militaient pas dans les
organisations de masse et n’étaient que des théoriciens de café.
Trotsky
me répondit :
«
La IVe
Internationale, numériquement aussi, est faible, de sorte qu’il
faut arriver à l’unifier. Les perspectives nous annoncent de
grands événements, en sorte que, bien que nous soyons peu nombreux,
dans les grands moments historiques, les groupes qui auront une
position révolutionnaire juste seront ceux qui conduiront les masses
à la victoire, l’emportant sur la bureaucratie et mettant fin au
confusionnisme. La IVe
Internationale ne peut pas être un dépôt de rebuts, mais, devant
la faiblesse numérique de nos forces, ce qu’il faut, c’est
travailler en commun, et, dans l’action, voir ceux qui font un
travail révolutionnaire positif et laisser de côté tous ceux qui
ne sont que du lest. »
Je
lui exprimais un peu de scepticisme quant à nos possibilités.
Trotsky me répondit alors que, quel que soit notre nombre, il nous
fallait assumer notre tâche et ne pas nous laisser entraîner par le
pessimisme et la passivité du milieu. Il me dit également qu’il
connaissait quelques publications d’Argentine, mais qu’elles
s’occupaient beaucoup de Trotsky et peu des questions du pays
qu’elles devaient étudier. *
«
Nous sommes, me dit-il, à un carrefour historique d’une importance
telle que, si la classe ouvrière ne mène pas victorieusement la
révolution, nous allons entrer dans une période de régression, de
misère et d’esclavage. Il ne peut pas y avoir d’hésitation.
Tous ceux qui se sentent de fiers révolutionnaires doivent continuer
à lutter sans faiblir pour la victoire du socialisme. »
II
s’échauffa en disant cela. Il s’arrêta en frappant du poing sur
la table, tandis qu’il mouillait de la pointe de sa langue ses
lèvres sèches. Sa vigueur et son élan révolutionnaires qu 'il
donnait l’impression de conserver intacts et comme aux meilleurs
temps, se communiquaient au visiteur. Je sortis de sa maison secoué
et avec une force renouvelée.
Deuxième
entrevue.
La
seconde entrevue eut lieu quand Van vint me chercher pour une
conversation avec moi sur mon éventuelle entrée dans les rangs de
la IVe
Internationale, ce qui était, je le déclarai, dans mon esprit
depuis quelque temps, convaincu comme je l’étais de la
dégénérescence bureaucratique et contre-révolutionnaire du
stalinisme. Cette seconde entrevue eut également lieu dans le bureau
de Trotsky. Après nous être salués, nous commençâmes à parler
de divers sujets que le leader bolchevique soulevait avec sa vivacité
naturelle.
Je
lui dis que quelques soirées auparavant, j’avais eu l’occasion
de voir le film soviétique
Lénine en octobre et
de mesurer la façon dont on
y défigurait
la vérité historique. Lénine y apparaissait subordonné à
Staline, sollicitant toujours sa présence et ses conseils, en tant
que véritable génie de la révolution. Et je dis à Trotsky :
«
Nous
qui avons vécu cette époque et nous souvenons que le nom de Staline
n’apparut jamais pendant les journées d’Octobre, nous sommes à
même d’apprécier la grossière falsification de ces spectacles. »
— «
La falsification, il est temps que la bureaucratie la réalise, me
répondit-il. Elle cherche par ce moyen à duper les jeunes
générations, la russe et celle des autres pays. »
Et
il me cita tout de suite une série de faits qui confirmaient cette
affirmation :
«
Un vieux camarade, dirigeant du cinéma soviétique, vint à mon
domicile pour me montrer les coupures qui, sur ordre de la
bureaucratie, avaient été effectuées dans les films tournés
pendant les premières années de la révolution, afin d’éliminer
toute apparition de Trotsky. La vérité historique est tombée sous
le couperet de la bureaucratie. »
Il
me cita aussi le dernier cas qui lui avait été communiqué, en
provenance d’U.R.S.S., d’un groupe d’étudiants qui, ayant à
faire un travail sur la révolution d’Octobre, avaient recouru à
la documentation de l’époque, les collections de la
Pravda, au
lieu de s’en tenir aux textes officiels. Là, ils purent apprécier
le rôle prépondérant qu’avaient joué les accusés des procès
de Moscou, particulièrement Trotsky. Le fait d’avoir constaté la
vérité, sous cette forme, a valu aux étudiants en question d’être
exclus de l’université et jetés en prison. C’est ainsi que
Staline traite ceux qui ont l’audace d’aller chercher la vérité
aux sources.
Nous
parlâmes ensuite du stakhanovisme et je manifestai mon hostilité,
disant qu’il était contraire à l’organisation socialiste. Il
fut d’accord avec moi là-dessus, disant que la production, dans un
régime socialiste, devait être scientifique et humaine, prenant en
compte le temps général moyen, et non des cas isolés qui
ressemblaient bien plus à un camouflage du travail aux pièces.
Puis
nous parlâmes de la série que la bureaucratie utilise, en plus du
stakhanovisme, comme ce qu’elle dit sur les sabotages qui se
produisent dans la production soviétique.
«
Le stakhanovisme et les prétendus sabotages, me dit-il, ne sont que
des manifestations de la dégénérescence bureaucratique en U.R.S.S.
Le stakhanovisme a créé une dénivellation irritante des salaires
et une couche privilégiée qui sert les intérêts de la
bureaucratie sur le lieu de la production. Quant au sabotage, ce
n’est qu’une mystification pour dissimuler l’incapacité de la
bureaucratie elle-même. On parle du « sabotage » que réalisent
les vieux chefs révolutionnaires. Je n’y crois pas... Ce qui se
passe, c’est que ce sont des chefs honorables et capables, qui
n’acceptent pas l’infiltration de l’élément servile de la
bureaucratie qui s’est intronisée, et, pour cette raison, sont
accusés. C’est la même chose qui arrive aux hommes éminents
capable de faire face aux méthodes bureaucratiques. Tel est le cas
de Blucher, qui, selon les dernières nouvelles, vient d’être
privé de son commandement. Maintenant Blucher va être éliminé et
on n’entendra plus parler de lui. C’est le même sort que
connaissent
en
U.R.S.S. sous Staline tous les hommes ayant une personnalité. La
bureaucratie a besoin de gens serviles. C’est pour cela qu’elle
fait appel à des individus de basse catégorie, y compris de vieux
ennemis comme les Russes blancs.
Il
faut voir dans l’élimination de ces camarades et dans la mienne
non l’ambition personnelle, mais une lutte pour le socialisme, pour
la révolution mondiale, contre cette organisation bureaucratique
intronisée en U.R.S.S. Il y a des gens qui disent que toute mon
attitude s’explique par l’ambition personnelle. J’étais
pourtant en U.R.S.S. commissaire à la guerre et j’aurais eu plus
d’une occasion de conquérir des positions. Mais nous n’étions
pas engagés dans ce combat pour conquérir des positions, mais pour
lutter en faveur du socialisme et c’est à cela que nous devons
subordonner toutes nos actions et propositions. Les camarades ne
doivent pas se laisser influencer par toutes les infâmes calomnies
diffusées par les staliniens. Comment serait-il possible que nous
sabotions notre œuvre propre et soyions de connivence avec les
ennemis de la révolution, alors qu’elle fut le produit de notre
action ? Tout notre passé de lutte est là pour en témoigner !
Il
me demanda ensuite mon impression sur nos camarades du Mexique et sur
le mouvement ouvrier de ce pays en général. Il fut d’accord avec
moi quand je lui dis qu’il y avait encore bien des faiblesses et
que c’était nuisible à l’intervention de gens extérieurs à la
classe ouvrière à la direction des syndicats, toute cette nuée
d’avocats, de « chambistes
» et
de jouisseurs que dirigeait le tristement célèbre M. Lombardo
Toledano, qui utilisait la combativité et l’abnégation du
prolétariat mexicain comme tremplin pour leurs ambitions
personnelles ou comme moyen de vivre.
Sur
le mouvement de la IV Internationale au Mexique, je lui dis que
j’avais la même impression que sur celui d’Argentine. Il me
répondit qu’il était faible en effet, mais qu’à travers
l’action, il irait se renforçant.
Je
lui demandai s’il ne croyait pas que la dévaluation de la monnaie,
comme conséquence de la dévaluation du pétrole, ne se
répercuterait pas sous une forme qui pourrait être utilisée par la
bourgeoisie pour tenter un coup d’État contre Cárdenas Il me
répondit que Cárdenas avait un grand prestige, en dépit des
activités de certaines personnes peu recommandables de son
entourage, prestige évident avant tout dans la classe paysanne et
qu’il ne croyait pas au succès d’une campagne contre lui comme
l’avait démontré l’affaire du général Cedillo,
«
Et
que pensez-vous de l’aprisme ? » ai-je demandé.
«
Je ne veux pas exprimer d’opinion, parce que c’est une question
que je ne connais pas et qu’il me faut étudier. Chaque pays a ses
caractéristiques. Les apristes que j’ai fréquentés au Mexique
m’ont semblé être des gens honorables et intelligents. En tant
que révolutionnaires, nous pouvons frapper ensemble l’ennemi
commun, mais tout en restant séparés et en n’oubliant jamais que
c’est nous seuls qui réaliserons la tâche de la révolution. »
Pour
terminer je lui ai demandé une photographie et un livre, ce qu’il
a cherché à éluder en me disant qu’il n’en avait pas. Ce n’est
que devant mon insistance qu’il a pris une photographie et un livre
en anglais sur le contre-procès, sur lequel il a écrit une
dédicace.
En
me quittant, comme toujours, il m'a incité à continuer la lutte et
à demeurer ferme.
Troisième
entrevue.
La
troisième entrevue a eu lieu du fait de mon départ et a été très
brève. A cette occasion, je suis venu à la maison de Trotsky en la
compagnie de quelques dirigeants syndicaux que j’avais connus à
Mexico.
Quand
nous sommes entrés, nous l’avons trouvé en train de creuser dans
son jardin pour planter un cactus qu’il avait ramené quelques
jours avant d’une promenade
à la
campagne.
Je
l’ai interpellé en lui demandant s’il jardinait. Il m’a
répondu qu’effectivement il faisait comme les petits bourgeois qui
s’occupent de leur jardin le dimanche.
Puis
nous sommes entrés dans son bureau et avons parlé quelque temps de
divers sujets, et, en commentant la réunion qui s’était tenue sur
son conseil, il l’a critiquée parce qu’elle ne s’était pas
concrétisée dans une résolution.
En
me quittant, il m’a chargé de transmettre son cordial salut aux
travailleurs d’Argentine et son appel pour qu’ils poursuivent
sans faiblir la lutte pour leur émancipation, bien qu’ils soient
obligés dans ce but de faire disparaître tous les bureaucrates et
les traîtres.
Léon
Trotsky est tombé sous le coup donné impunément par un sicaire de
Staline. Nous le vengerons en mettant en pratique ses idées et ses
mots d’ordre.