Léon
Trotsky : Un Dialogue politique
Alliance
de la Gauche avec la Droite contre le Centre?
(20
décembre 1938)
[Source
Léon Trotsky, Œuvres 19, octobre
1938 a décembre 1938.
Institut Léon Trotsky, Paris 1985, pp. 264-269,
voir des
annotations
là-bas]
(Cette
conversation se tient à Paris, mais elle pourrait aussi bien se
tenir à Bruxelles. A. est un de ces « socialistes » qui ne se
sentent solides sur leurs pieds que quand ils peuvent s’appuyer sur
une puissance quelconque. A. est naturellement un « ami de l’Union
soviétique » et, naturellement, un partisan du « Front populaire
». L’auteur a du mal à caractériser B. qui est son ami et son
compagnon de pensée.)
A.
— Vous
ne pouvez nier que les fascistes utilisent vos critiques. Tous les
réactionnaires hurlent de joie lorsque vous démasquez l’U.R.S.S.
Bien entendu, je ne crois nullement toutes les calomnies au sujet de
vos relations amicales avec les fascistes ou de votre collaboration
avec les nazis, etc. Elles sont destinées aux imbéciles.
Subjectivement, il ne fait aucun doute que vous conservez un point de
vue révolutionnaire. Mais ce ne sont pas les intentions subjectives
qui comptent en politique, ce sont les conséquences objectives. La
droite utilise vos critiques contre votre volonté. Dans ce cas, on
peut dire que vous formez avec les réactionnaires un bloc objectif.
B.
— Merci de votre brillant subjectivisme. Mais vous venez de
découvrir une Amérique qui fut découverte il y a bien longtemps
déjà. Le Manifeste
Communiste
nous disait déjà que la réaction féodale essayait d’exploiter
pour son propre usage les critiques socialistes dirigées contre la
bourgeoisie libérale. C’est pourquoi les libéraux et les «
démocrates » ont toujours invariablement accusé les socialistes
d’avoir formé des alliances avec la réaction. Des gens honnêtes,
mais, disons le mot, un peu limités, ont parlé d’une alliance «
objective » et d’une collaboration « effective » ; au contraire,
de véritables canailles ont accusé les révolutionnaires d’avoir
passé des accords directs avec les réactionnaires, répandant des
rumeurs au sujet de l’utilisation par les socialistes de subsides
de provenances étrangères, etc. En vérité, mon ami, vous n’avez
pas inventé la poudre.
A.
— On
peut faire deux objections contre votre analogie. Premièrement, dans
la mesure où cela concerne la démocratie bourgeoise...
B.
— Impérialiste !
A.
— Oui;
je parle de la démocratie bourgeoise qui
— personne
ne l’ignore
— court
actuellement un danger mortel. C’est une chose que de dévoiler les
défauts de la démocratie bourgeoise lorsqu’elle est forte et
solide, mais de miner ses bases par la gauche au moment où les
fascistes essayent de la renverser par la droite, cela veut dire...
B.
— Inutile de continuer, je connais trop bien la chanson !
A.
— Je
vous demande pardon, je-n’ai pas encore terminé. Ma seconde
objection est celle-ci : cette fois, il ne s’agit pas seulement de
la démocratie bourgeoise. Il y a l’U.R.S.S., que vous
reconnaissiez et reconnaissez toujours comme un État ouvrier. Cet
État est menacé d’un total isolement. En dénonçant les maladies
de l’U.R.S.S. et uniquement ses maladies, en détruisant le
prestige du premier État ouvrier aux yeux des travailleurs du monde
entier, vous aidez objectivement le fascisme.
B.
— Merci encore de votre objectivité ! En d’autres termes, vous
voulez dire qu’il ne faut critiquer la « démocratie » que
lorsque la critique ne constitue aucun danger pour elle. Selon vous,
les socialistes doivent se taire justement lorsque la démocratie
impérialiste
bourgeoise (et non pas seulement la « démocratie bourgeoise » en
général !) en décomposition a démontré dans les faits son
incapacité à régler les tâches de l’histoire (et cette
incapacité est précisément la raison pour laquelle la «
démocratie » croule si facilement sous les coups de la réaction).
Vous réduisez le socialisme au rôle d’ornement « critique » sur
l’architecture de la démocratie bourgeoise. Vous ne voulez pas lui
reconnaître son rôle d’héritier
de
la démocratie. En réalité, vous n’êtes qu’un démocrate
conservateur effrayé et rien d’autre. Et votre phraséologie «
socialiste » n’est rien d’autre qu’un ornement bon marché
plaqué sur votre conservatisme.
A.
— Et
qu’en est-il de l’U.R.S.S. qui est sans aucun doute /'héritière
de
la démocratie et constitue l’embryon d’une nouvelle société ?
Attention, je ne nie pas les erreurs et les déficiences de
l’U.R.S.S. L’erreur est humaine; les imperfections inévitables.
Mais ce n’est pas par hasard que la réaction mondiale tout entière
attaque l’U.R.S.S.
B.
— Ne vous sentez-vous pas gêné de toujours répéter semblables
banalités? Oui, malgré l’attitude volontairement mais inutilement
rampante du Kremlin, la réaction mondiale continue de lutter contre
l’U.R.S.S. Pourquoi? Parce que l’U.R.S.S. a, jusqu’ici,
maintenu la nationalisation des moyens de production et le monopole
du commerce extérieur. Nous, les révolutionnaires, nous attaquons
la bureaucratie
de l’U.R.S.S. justement parce que sa politique parasitaire et
répressive mine les bases de la nationalisation des moyens de
production et du monopole du commerce extérieur qui sont les
composantes essentielles de la construction socialiste. C’est là
la petite, la très petite différence entre nous et la réaction.
L’impérialisme mondial appelle l’oligarchie du Kremlin à
achever son travail, et maintenant qu’ont été réintroduits la
hiérarchie militaire avec ses distinctions et ses décorations, les
privilèges, l’emploi de domestiques, le mariage d’intérêt, la
prostitution, la répression de l’avortement, etc., il lui demande
de réintroduire la propriété privée des moyens de production.
Nous, en revanche, nous appelons les travailleurs d’U.R.S.S. à
renverser l’oligarchie du Kremlin et à construire une véritable
démocratie des soviets comme un préalable nécessaire à la
construction du socialisme. Là est la petite, la très petite
différence.
A.
— Mais
vous ne pouvez nier que l'U.R.S.S. ne soit, malgré toutes ses
imperfections, un progrès ?
B.
— Seuls les touristes superficiels que leurs hôtes de Moscou ont
honorés de leur hospitalité peuvent considérer « l’U.R.S.S. »
comme une entité unique. A côté des tendances extrêmement
progressistes subsistent en U.R.S.S. aussi des tendances
réactionnaires malignes. Il faut savoir faire la différence entre
elles et se défendre contre les dernières. Les purges incessantes
montrent, même à un aveugle, la puissance de ces nouveaux
antagonismes et les tensions qu’elle provoque. La contradiction
sociale la plus fondamentale est celle qui existe entre les masses
trahies et la nouvelle caste aristocratique qui s’apprête à
restaurer la société de classes. C’est pourquoi je ne peux pas
être « pour l’U.R.S.S. » en général. Je suis avec les masses
laborieuses qui ont bâti l’U.R.S.S. et contre la bureaucratie qui
a usurpé les acquis de la révolution.
A.
— Mais
vous voulez dire que vous demandez l'introduction immédiate de
l’égalité totale en U.R.S.S. ? Mais Marx lui-même...
B.
— Pour l’amour du ciel, ne reprenez pas ces mêmes vieilles
phrases usées que remâchent tous les mercenaires de Staline ! Je
vous assure que, moi aussi, j’ai lu que, au cours des premières
étapes du socialisme, il ne peut y avoir d’égalité totale et que
c’est la tâche du communisme. Mais là n’est pas la question. Le
fait est que, au cours de ces dernières années, comme la
bureaucratie devenait de plus en plus omnipotente, les inégalités
ont augmenté
de façon colossale. Ce n’est pas la situation statique mais la
dynamique, la direction générale de la progression qui a une
importance décisive. Loin de s’atténuer, les inégalités
s’accentuent et s’aiguisent de jour en jour, d’heure en heure.
La croissance des inégalités sociales ne peut être arrêtée que
par des mesures révolutionnaires contre la nouvelle aristocratie.
Cela seul détermine notre position.
A.
— Oui,
mais les réactionnaires impérialistes utilisent vos critiques
contre l’U.R.S.S. dans son ensemble. Il s’ensuit, n’est-ce pas,
qu’elles sont également utilisées contre les gains de la
révolution ?
B.
— Bien sûr, ils essayent
de les utiliser. Dans la lutte politique, chaque classe tente
d’utiliser les contradictions qui existent dans les rangs de ses
opposants. Deux exemples : Lénine, comme vous le savez peut-être,
n’a jamais été pour l’unité par amour de l’unité, il a
essayé de séparer les bolcheviks des mencheviks. Ainsi que nous
l’avons appris par la suite, en dépouillant les archives
tsaristes, les services de la police, aidés de leurs provocateurs,
ont encore aggravé la cassure entre les bolcheviks et les
mencheviks. Après la révolution de février 1917, les mencheviks
ont maintenu que les buts et les méthodes de Lénine coïncidaient
avec ceux de la police tsariste. Quel piètre argument ! La police
espérait que la scission affaiblirait les social-démocrates. De son
côté, Lénine était convaincu que la scission permettrait aux
bolcheviks de développer une politique véritablement
révolutionnaire et de gagner les masses. Qui avait raison? Deuxième
exemple : Guillaume II et son général Ludendorff ont essayé
d’utiliser Lénine pendant la guerre à leurs propres fins et ont
ainsi mis à sa disposition un train qui devait le ramener en Russie.
Les Cadets russes et Kerensky n’ont pas qualifié Lénine autrement
que d’agent de l’impérialisme allemand. Ludendorff a admis —
lisez ses mémoires — qu’il avait fait là la plus grosse erreur
de sa vie. Selon ses affirmatives, l’armée allemande fut détruite
non pas par les armées de l’Entente, mais par les bolcheviks et la
Révolution d’Octobre.
A.
— Bien.
Et qu’en est-il de la sécurité militaire de l’U.R.S.S.
? Du
danger d’affaiblir ses défenses ?
B.
— Vous ferez mieux de ne pas en parler! Après avoir aboli la règle
de la simplicité Spartiate dans l’Armée Rouge, Staline a couronné
le corps des officiers de cinq maréchaux. Mais il ne put ainsi
corrompre l’État-major Il décida alors de le détruire. Trois des
cinq maréchaux — justement ceux qui possédaient un certain talent
— furent fusillés, et, avec eux, la fleur du haut commandement
militaire. Une hiérarchie d’espions personnels de Staline fut
créée au-dessus de l’armée. Celle-ci a été secouée jusqu’à
la moelle. L’Union Soviétique s’est trouvée affaiblie, la
dislocation de l’armée continue. Les touristes parasites peuvent
se satisfaire des spectacles et parades militaires sur la Place
Rouge. Mais le devoir d’un vrai révolutionnaire est de déclarer
ouvertement : Staline prépare la défaite de l’U.R.S.S.
A.
— Quelles
sont donc vos conclusions ?
B.
— C’est très simple : les petits pickpockets de la politique
croient qu’un grand problème historique peut être résolu par
l’utilisation de l’éloquence, de la ruse, de l’intrigue menée
en coulisses, en trompant les masses. Les rangs de la bureaucratie
ouvrière internationale fourmillent de canailles de cette sorte. Je
crois cependant que les problèmes sociaux ne peuvent être résolus
que par la classe ouvrière qui connaît la vérité. L’éducation
socialiste, c’est dire la
vérité aux masses.
Le plus souvent, la vérité a un goût amer et les « amis de
l’Union Soviétique » aiment les sucreries. Mais les amateurs de
sucreries sont les éléments de la réaction et non du progrès.
Nous continuerons à dire la vérité aux masses. Nous devons nous
préparer pour l’avenir. La politique révolutionnaire est une
politique à long terme.