Léon
Trotsky : Un grand succès
Sur
la conférence de la IVe Internationale
(30
août 1938)
[Source
Léon Trotsky, Œuvres 18, juin
1938 a septembre 1938.
Institut Léon Trotsky, Paris 1984, p. 263-268,
voir des
annotations
là-bas]
Au
moment où ces lignes paraîtront dans la presse, la conférence de
la IVe
Internationale aura vraisemblablement déjà terminé ses travaux. La
tenue de cette conférence représente un grand succès. La tendance
révolutionnaire intransigeante, soumise à des persécutions que n’a
jamais enduré aucune tendance politique dans l’histoire mondiale,
a de nouveau montré sa force. Ayant surmonté tous les obstacles,
elle a tenu sous les coups de ses puissants ennemis, son assemblée
internationale. Ce fait est le témoignage irréfutable de la
profonde vitalité et de l’inébranlable obstination des
bolcheviks-léninistes de tous les pays.
Le
succès de la conférence a été rendu possible avant tout par
l’esprit d’internationalisme révolutionnaire qui nourrit toutes
nos sections. II faut, en fait, accorder un prix très élevé à la
liaison internationale de l’avant-garde prolétarienne pour réunir
un état-major révolutionnaire mondial, alors que l’Europe et le
monde entier vivent dans l’attente de la guerre qui approche. Les
fumées des haines nationales et des persécutions raciales
constituent actuellement l’atmosphère de notre planète. Le
fascisme et le racisme ne sont que l’expression extrême de cette
bacchanale de chauvinisme qui cherche à surmonter ou à étouffer
les contradictions de classes insurmontables. La renaissance du
social-patriotisme en France et dans d'autres pays, plus exactement
ses nouvelles manifestations ouvertes et sans vergogne, appartiennent
à la même catégorie que le fascisme, adaptée seulement à
l’idéologie démocratique ou à ses débris.
Dans
le même ordre d’événements il y a la célébration officielle du
nationalisme en U.R.S.S. dans les meetings, la presse, les écoles.
Il ne s’agit nullement d’un prétendu « patriotisme socialiste
», c’est-à-dire de la défense des conquêtes d’Octobre contre
l’impérialisme. Non, il ne s’agit que de renouer avec les
vieilles traditions patriotiques de la vieille Russie. La tâche, ici
aussi, consiste à créer des valeurs supra-sociales, au- dessus des
classes, pour mieux pouvoir ainsi discipliner les travailleurs et les
soumettre à l’avide canaille bureaucratique. L’idéologie
officielle du Kremlin actuel fait appel aux exploits du prince
Alexandre Nevsky, à l’héroïsme des armées de Souvorov-
Rymnikhsky ou de Koutouzov-Smolensky tout en fermant les yeux sur le
fait que cet « héroïsme » reposait sur la servitude et
l’ignorance des masses populaires, et que c’est précisément
pour cette raison que la vieille armée russe ne l’emportait que
quand elle combattait des peuples asiatiques plus arriérés encore
ou des États limitrophes d’Occident, faibles et décadents.
Confrontées à des pays européens décadents, les armées tsaristes
étaient inexistantes. Il est évident qu’au Kremlin on a déjà
enterré l’expérience de la guerre impérialiste, de même qu’on
a oublié ce fait non négligeable que la révolution d’Octobre est
directement issue du défaitisme. Mais qu’importe tout cela aux
thermidoriens et aux bonapartistes ? Il leur faut des fétiches
nationaux. Alexandre Nevsky doit venir au secours de Nicolas Ejov.
La
théorie du socialisme dans un seul pays, qui liquide le programme de
la lutte révolutionnaire internationale du prolétariat, ne pouvait
manquer de se terminer par une vague de nationalisme en U.R.S.S. et
d’engendrer une vague correspondante dans les partis « communistes
» des autres pays. Il y a seulement deux ou trois ans, on affirmait
que les sections de l’Internationale communiste ne devaient
soutenir leur gouvernement que dans les États dits « démocratiques
», qui étaient prêts à soutenir l’U.R.S.S. contre le fascisme.
La tâche de la défense de l’État ouvrier devait servir de
justification au social-patriotisme. Aujourd’hui, Browder, qui
n’est ni plus ni moins prostitué que les autres dirigeants du
Stalintern, vient de déclarer devant la commission sénatoriale
d’enquête qu’en cas de guerre entre les États-Unis et
l’U.R.S.S., lui, Browder, et son parti, se rangeraient du côté de
leur patrie démocratique. Il est fort vraisemblable que cette
réponse lui ait été soufflée par Staline. Mais cela ne change
rien à l’affaire. La trahison a sa logique propre. Engagée dans
la voie du social-patriotisme, la IVe
Internationale est manifestement en train d’échapper aux mains de
la clique du Kremlin. Les « communistes » sont devenus des social-
impérialistes et ne se distinguent de leurs alliés et concurrents «
social-démocrates » que par un plus grand cynisme.
La
trahison a sa logique. La IIIe
Internationale, après la IIe,
est définitivement morte en tant qu’internationale. Elle n’est
plus capable de prendre quelque initiative que ce soit dans le
domaine de la politique mondiale du prolétariat. Ce n’est
assurément pas un hasard si, après quinze années de démoralisation
progressive, l’Internationale communiste a révélé sa
putréfaction interne définitive au moment de l’approche de la
guerre mondiale, c’est-à-dire précisément au moment où le
prolétariat a, plus que jamais, besoin de sa cohésion
révolutionnaire internationale.
L’Histoire
a accumulé devant la IVe
Internationale des monstrueux obstacles. La tradition morte se dresse
contre la révolution vivante. Après un siècle et demi, le
rayonnement de la Grande Révolution française sert toujours à la
bourgeoisie et à son agence petite-bourgeoise — la IIe
Internationale — pour fléchir et paralyser la volonté
révolutionnaire du prolétariat. La IIIe
Internationale exploite maintenant dans le même dessein les
traditions incomparablement plus fraîches et plus puissantes de la
révolution d’Octobre. Le souvenir du premier soulèvement
victorieux du prolétariat contre la démocratie bourgeoise sert,
dans les mains des usurpateurs, à préserver la démocratie
bourgeoise du soulèvement du prolétariat. Devant l’approche de la
nouvelle guerre impérialiste, les organisations social-patriotiques
ont réuni leurs forces à celles de l’aile gauche de la
bourgeoisie, sous l’étiquette de Front populaire qui ne représente
rien d’autre qu’une tentative de la bourgeoisie agonisante de se
subordonner de nouveau le prolétariat, comme la bourgeoisie
révolutionnaire se l’était subordonné à l’aube du
capitalisme. Ce qui fut autrefois un phénomène historique
progressiste nous apparaît maintenant comme une ignoble farce
réactionnaire. Mais si les « Fronts populaires » sont impuissants
à guérir un capitalisme pourri jusqu’à la moelle et incapables
même de tenir en échec l’offensive militaire du fascisme —
l’exemple espagnol est lourd de signification symbolique —, ils
sont malgré tout assez puissants pour semer des illusions dans les
rangs des travailleurs, paralyser et dissoudre leur volonté de
combat et créer par là- même les plus grandes difficultés dans la
voie de la IVe
Internationale.
La
classe ouvrière, surtout en Europe, est encore en plein recul, ou,
pour mieux dire, en attente. Les défaites sont encore trop fraîches
et leur série loin d’être terminée. C’est en Espagne qu’elles
ont eu la forme la plus grave. C’est dans ces conditions que se
développe la IVe
Internationale. Quoi d’étonnant à ce que sa croissance soit plus
lente que nous ne le voudrions? Les dilettantes, les charlatans ou
les imbéciles qui sont incapables de pénétrer dans la dialectique
des flux et reflux historiques, ont tenté plus d’une fois de
rendre leur verdict : « Les idées des bolcheviks-léninistes sont
peut-être justes, mais ils ne sont pas capables de construire une
organisation de masse. » Comme si l’on pouvait construire une
organisation de masse dans n’importe quelles conditions ! Comme si
un programme révolutionnaire ne nous obligeait pas, en période de
réaction, à rester en minorité et à nager contre le courant dans
une époque de réaction ! Il ne vaut rien, le révolutionnaire qui
mesure à sa propre impatience les rythmes de son époque. Jamais
encore la voie du mouvement révolutionnaire n’a été encombrée
d’obstacles aussi monstrueux qu’actuellement, à la veille d’une
nouvelle époque de secousses révolutionnaires formidables, Une
appréciation marxiste exacte de la situation impose la conclusion
que, malgré tout, nous avons remporté dans les dernières années
d’inappréciables succès.
«
L’Opposition de gauche » russe est apparue il y a quinze ans. Le
véritable travail sur l’arène internationale ne dure pas encore
depuis dix ans. La préhistoire de la IVe
Internationale se divise naturellement en trois étapes. Durant la
première, l’Opposition de gauche comptait encore sur la
possibilité de régénérer l’Internationale communiste dont elle
se considérait comme la fraction marxiste. La capitulation
révoltante de l’Internationale communiste en Allemagne, tacitement
acceptée par toutes ses sections, a posé ouvertement la question de
la nécessité de la construction de la IVe
Internationale. Cependant, nos organisations numériquement faibles,
nées à travers une sélection individuelle dans le processus de la
critique théorique, presque de l’extérieur du mouvement ouvrier
réel, n’étaient pas encore prêtes à agir de façon
indépendante. La deuxième période se caractérise par nos efforts
pour trouver à ces groupes propagandistes isolés un milieu
politique réel, même au prix de leur renoncement temporaire à leur
indépendance formelle. L’entrée dans les partis socialistes a
immédiatement grossi nos rangs, bien que les gains quantitatifs
n’aient pas été aussi importants que l’on aurait pu s’y
attendre. Mais cette entrée a signifié une étape extrêmement
importante dans l’éducation politique de nos sections qui, pour la
première fois, se sont mesurées, et ont vérifié leurs idées face
aux réalités de la lutte politique et à ses exigences. Le résultat
de l’expérience ainsi réalisée a été que nos cadres ont grandi
d’une bonne tête. C’est aussi un acquis non négligeable que
nous nous soyions séparés d’incorrigibles sectaires, brouillons
ou petits malins, qui sont tout prêts à rejoindre tout mouvement
nouveau à ses débuts pour le discréditer et le paralyser dans la
mesure de leurs forces.
Les
étapes de développement de nos sections dans les divers pays ne
peuvent bien entendu pas coïncider chronologiquement. Mais on peut,
malgré tout, considérer comme marquant la fin de la seconde période
la fondation du Socialist Workers Party américain. Dès maintenant,
la IVe
Internationale se trouve placée devant les tâches d’un mouvement
de masse. Le reflet de ce tournant considérable, c’est le
Programme
de Transition.
Son importance n’est pas de donner un plan théorique a
priori,
mais de tirer le bilan de l’expérience déjà accumulée des
sections nationales et d'ouvrir sur la base de cette expérience une
perspective internationale plus large.
L’adoption
de ce programme — préparée et assurée par une longue discussion
préalable ou, plus exactement, par toute une série de discussions —
constitue notre acquis le plus important. La IVe
Internationale est maintenant l’unique organisation internationale
qui, non seulement prenne clairement en compte les forces dirigeantes
de l’époque impérialiste, mais encore qui soit armée d’un
système de revendications transitoires capables de rassembler les
masses dans la lutte révolutionnaire pour le pouvoir. Nous sommes
loin de nous abuser nous-mêmes. La disproportion entre nos forces
actuelles et nos tâches de demain nous apparaît beaucoup plus
clairement qu’à nos critiques. Mais la dure et tragique
dialectique de notre époque travaille pour nous. Poussées au
dernier degré de l’exaspération et de la révolte, les masses ne
trouveront pas d’autre direction que celle que leur propose la IVe
Internationale.