Léon
Trotsky : Un nouveau Massacre
(28
février 1938)
[Source
Léon Trotsky, Œuvres 16, janvier 1938 – mars 1938. Institut Léon
Trotsky, Paris 1983, pp. 208-211,
voir des
annotations là-bas]
En
février de l’année dernière, à l’époque du second procès de
Moscou (Piatakov-Radek), qui était censé corriger la mauvaise
impression produite par le premier (Zinoviev-Kamenev), j’écrivis
dans la presse : « Staline ressemble à un homme qui essaie
d’apaiser sa soif en buvant de l’eau salée. Il sera obligé
d’organiser de nouvelles impostures judiciaires, les unes après
les autres. »
Le
troisième procès de Moscou a été préparé sur une période plus
longue et, on peut le penser, de façon plus minutieuse que les
précédents. La préparation internationale s’est poursuivie
pendant les dernières semaines devant les yeux du monde entier. Le
fameux article de Staline (14 février) sur la révolution
internationale, qui a frappé beaucoup de monde par sa soudaineté,
avait pour objectif de créer dans les rangs de la classe ouvrière
une atmosphère plus favorable au futur procès. Staline voulait dire
aux travailleurs que, s’il exterminait toute la génération
révolutionnaire, il le faisait exclusivement dans l’intérêt de
la révolution internationale. Cet article n’avait pas d’autre
signification.
La
mort de mon fils, Léon Sedov, qui continue d’être entourée
de
mystère, doit être considérée, jusqu’à preuve du contraire,
comme le deuxième acte de la préparation du procès : il fallait à
tout prix imposer le silence à cet accusateur informé et courageux.
Le troisième acte de la préparation a été la tentative de
MM.
Lombardo Toledano, Laborde
et autres agents mexicains
de Staline de me réduire au silence à la veille du troisième
procès comme
le gouvernement norvégien l’a fait après le premier
procès
(août 1936).
Tels
sont les ingrédients essentiels de
cette
préparation !
Cette
fois encore, l’acte d’accusation contre les vingt-et-un inculpés
n’est publié que quatre jours avant l’ouverture du procès,
afin
de surprendre l’opinion publique et d’empêcher que les
réfutations
soient faites à temps à l’étranger.
Le
procès actuel surpasse celui de Radek-Piatakov par I'importance
des accusés et se rapproche de celui de Zinoviev-Kamenev.
Parmi
les accusés ne figurent pas moins de sept anciens
membres
du Comité Central, dont Krestinsky, Boukharine,
Rykov, anciens membres du bureau politique, c’est-à-dire I'
institution qui constitue en réalité le pouvoir suprême de l’État
soviétique.
Après
la mort de Lénine, Rykov a été le chef officiel du gouvernement,
pendant plus de cinq ans. Depuis 1918, Boukharine
était
rédacteur en chef de l’organe central du Parti, la Pravda,
et,
depuis 1926, chef officiel de l’Internationale communiste
;
ensuite, après sa disgrâce, il devint rédacteur en chef des
Isvestia.
Rakovsky
était chef du gouvernement ukrainien, puis nommé
ambassadeur
à Londres et à Paris. Krestinsky, prédécesseur
de
Staline au poste de secrétaire du comité central du parti, été ensuite
ambassadeur à Berlin pendant plusieurs années. Pendant
presque
les dix dernières années, Iagoda est resté à la tête
du
G.P.U. en tant qu’homme de confiance de Staline et a préparé
entièrement
le procès Zinoviev-Kamenev. Dans la liste des accusés ne figurent
pas moins de six anciens membres du gouvernement central.
Des
neuf personnes qui furent membres du bureau politique du temps de
Lénine, et étaient donc, de ce fait, les véritables maîtres du
destin de l’U.R.S.S., une seule n'a pas encore été accusée,
Staline. Tous les autres ont été déclarés agents d’une
puissance étrangère et, qui plus est, les crimes dont ils sont
accusés remontent à 1928 et même 1918. L’émigration russe
blanche a plus d’une fois accusé Lénine, moi-même, ainsi que
tous les autres dirigeants bolcheviks, d’avoir fait la Révolution
d’Octobre sur ordre de l’état-major allemand. Staline essaie
aujourd’hui de confirmer cette accusation.
Selon
leurs tendances politiques, ceux des accusés que je connais se
répartissent en trois groupes :
a) Boukharine
et Rykov, anciens dirigeants de l’opposition de droite
;
le troisième chef de ce groupe, Tomsky, ancien président du conseil
des syndicats, a été conduit au suicide l’an dernier par les
persécutions. Depuis 1923, l’opposition de droite s’est trouvée
engagée dans une lutte sans merci avec l’opposition de gauche,
dite trotskyste. C’est la main dans la main avec Staline, que
Rykov, Boukharine et Tomsky ont mené toute la campagne de
destruction de l’Opposition de gauche.
b) Le
second groupe est composé de ceux qui ont effectivement appartenu,
pendant un certain temps, à l’opposition de gauche. C’est le cas
de Krestinsky et Rosengolz,
qui sont pourtant passés à Staline dès 1927, et de Rakovsky qui a
regagné le camp gouvernemental il y a quatre ans.
c) Le
troisième groupe comprend des gens qui ont été des staliniens
actifs ou sont au contraire des spécialistes apolitiques.
Le
nom du professeur Pletnev jette une lumière particulière sur
l’ensemble du procès. L’année dernière, il a été arrêté
sous l’accusation de crime
sexuel.
Toute la presse soviétique en a parlé ouvertement. Aujourd’hui,
Pletnev est impliqué dans un procès... de l’opposition politique.
De deux choses l’une :
ou
bien les accusations de crime sexuel n’ont été portées contre
lui que pour l’amener à faire les « aveux » nécessaires ; ou
bien Pletnev
est
effectivement coupable de pratiques sadiques mais espère
obtenir
son pardon par des « aveux » dirigés contre I'opposition.
Nous
aurons peut-être l’occasion de vérifier ces hypothèses
au
cours du procès.
Comment
Staline a-t-il pu en venir à cette nouvelle provocation
contre
l’opinion publique internationale ? La réponse à cette question
bien
naturelle comporte quatre éléments : 1) Staline méprise
l’opinion
publique ; 2) Il ne lit pas la presse étrangère ; 3)
Les agents
du Comintern dans tous les pays ne lui rapportent que
ses
« victoires » sur l’opinion publique ; 4) Les gens informés
n’osent
pas révéler la vérité à Staline. C’est ainsi qu’il est
inconsciemment devenu la victime de sa propre politique. Il est
obligé
de
boire de l’eau salée pour apaiser sa soif.