Léon
Trotsky : Une « nouvelle Époque de Paix » ?
(4
novembre 1938)
[Source
Léon Trotsky, Œuvres 19, octobre
1938 a décembre 1938.
Institut Léon Trotsky, Paris 1985, pp. 144-148,
voir des
annotations
là-bas]
Chamberlain
a proclamé que l’accord de Munich ouvrait « une nouvelle époque
de paix ». Jamais encore peut-être la grande politique n’avait
été aussi empirique, aussi aveugle, jamais elle ne s’était ainsi
contentée de « vivre au jour le jour », jamais elle ne s’était
si rapidement satisfaite de résultats éphémères, comme elle le
fait aujourd’hui. L’explication en est que ceux qui ont entre
leurs mains les destinées du monde, surtout en Europe, ont peur de
se trouver face à ce que sera demain. Toute formule consolante, si
creuse soit-elle, répond à une exigence immédiate et
reconnaissante. « Une nouvelle époque de paix ? » Il semble donc
que toutes les querelles et les convulsions de la politique
européenne n’aient eu pour cause que l’existence de cette
Tchécoslovaquie faite de pièces et de morceaux ou l’absence de
conversations cordiales entre gouvernements allemands et anglais. A
la vérité, il est presque effrayant de constater la crédulité et
la passivité d’une opinion publique à laquelle on peut servir des
banalités aussi sucrées du haut des tribunes les plus autorisées !
Revenons
à l’ABC. L’essence de la crise mondiale actuelle est
conditionnée par deux circonstances fondamentales. D’abord le
capitalisme classique de libre entreprise est devenu un capitalisme
de monopole et il a depuis longtemps débordé les frontières de
l’État national. D’où la course aux marchés étrangers pour
les marchandises et les capitaux, d’où la lutte pour les sources
de matières premières et, couronnant le tout, la politique
coloniale. Le second facteur historique est l’inégalité du
développement économique, politique et militaire des différents
pays. Le développement des vieilles métropoles du capital, comme
l’Angleterre et la France, s’est arrêté. Les nouveaux venus,
comme l'Allemagne, les États-Unis, le Japon, ont beaucoup avancé.
Le résultat de cette altération profonde et fiévreuse du rapport
de forces est qu’il faut plus souvent réviser la carte du monde.
L’accord de Munich n’a rien changé dans ces conditions
fondamentales.
La
dernière guerre a été commencée par l’Allemagne sous le mot
d’ordre : « Le monde a été divisé ? Il faut le rediviser ! »
Les vingt années écoulées depuis la guerre ont révélé avec une
force nouvelle la disparité entre le poids spécifique des
principaux États européens et leur part dans le pillage du monde
sur la base du traité de Versailles. L’opinion publique a été
surprise dans sa naïveté par la faiblesse qu’ont manifestée les
démocraties européennes au cours de la dernière crise ; le
prestige international du fascisme a incontestablement grandi. Mais
cela n’a rien à voir avec la « démocratie » en soi, mais avec
le poids économique spécifique de l’Angleterre et surtout de la
France dans l’économie nationale. Les bases économiques actuelles
de ces deux « démocraties » n’ont absolument aucun rapport avec
la dimension et la richesse de leurs empires coloniaux. Par ailleurs,
la dynamique de l’économie allemande temporairement paralysée par
la paix de Versailles, a été rétablie et commence à s’étendre
et à effacer les tracés des frontières. Nous ne parlons pas
particulièrement de l’Italie, car la guerre et la paix ne sont pas
entre ses mains : jusqu’à l’arrivée de Hitler au pouvoir,
Mussolini était aussi tranquille qu’une souris. Dans la lutte pour
la suprématie mondiale, il est par conséquent voué au rôle du
satellite.
L’Angleterre
et la France redoutent toute secousse mondiale, parce qu’elles
n’ont rien à gagner et tout à perdre. D’où leur disposition
panique à faire des concessions. Mais les concessions partielles
n’assurent que des répits, sans éliminer ni diminuer la source
fondamentale des conflits. Le résultat de l’accord de Munich,
c’est que la base européenne de l’Allemagne s’est agrandie,
alors que celle de ses adversaires a diminué. Si l’on prenait au
sérieux les paroles de Chamberlain, cela voudrait dire que
l’affaiblissement des démocraties et le renforcement des États
fascistes ouvre « une ère de paix ». Le chef du gouvernement
conservateur ne voulait évidemment pas dire cela. D’ailleurs, ce
qu’il voulait dire n’est pas très clair, apparemment même pour
lui.
On
pourrait parler avec quelque raison de cette « nouvelle époque de
paix », si les exigences du capitalisme allemand en matières
premières et en marchés étaient satisfaites par l’annexion des «
frères de sang » de l’Allemagne ou par l’accroissement de son
influence en Europe du centre et du sud-est. Mais en fait l’annexion
de la Sarre, de l’Autriche ou du pays des Sudètes ne fait
qu’attiser les tendances agressives de l’économie mondiale.
C’est sur l’arène mondiale que l’impérialisme allemand est
contraint de rechercher la solution de ses contradictions. Ce n’est
donc pas par hasard que le général von Epp, le futur ministre des
colonies, sur instructions de Hitler, a présenté, tout de suite
après l’ouverture de « la nouvelle époque de paix », l’exigence
du retour à l’Allemagne de ses anciennes possessions coloniales.
Comme l’indiquent plusieurs sources, Chamberlain a l’intention de
faire un geste « symbolique », à savoir de rendre à l’Allemagne
non pas toutes—
bien sûr que non ! — mais quelques-unes au moins de ses anciennes
possessions et de satisfaire l’ambition de Hitler en restaurant
l’Allemagne au rang de puissance coloniale.
Tout
cela semble bien puéril, sinon ridicule. L’Allemagne avait, avant
la guerre, des colonies insignifiantes, mais elle était tellement à
l’étroit dans ses frontières qu’elle a cherché à en sortir
sur l’arène réelle de l’exploitation mondiale, par une guerre.
Le fait de lui restituer ses anciennes possessions d’outre-mer ne
résoudrait donc pas un seul des problèmes du capitalisme allemand.
Hitler n’a besoin des lopins de terre du territoire colonial des
Hohenzollern que comme points d’appui dans la lutte pour de «
vraies » colonies, c’est-à-dire pour un nouveau partage du monde.
Mais ce nouveau partage ne peut être mené à bien si on ne liquide
pas les empires britannique et français.
Dans
le cours de ce processus, les puissances coloniales de seconde et de
troisième zone seront éliminées. La loi destructrice de la
concentration s’applique de la même manière aux petits États
esclavagistes qu’aux petits capitalistes à l’intérieur des
États Il est donc infiniment probable que la prochaine tentative
d’accord à quatre se fera aux dépens des colonies de la Hollande,
de la Belgique, de l’Espagne et du Portugal. Mais cela n’assurera
encore qu’un bref répit.
Que
se passera-t-il ensuite ? Il est impossible de qualifier de « lent »
et de « patient » le rythme auquel l’Allemagne présente ses
exigences. Même si l’Angleterre et la France décidaient de se
liquider elles-mêmes à échéance, cela ne ferait que donner à
l’offensive allemande une force renouvelée. De plus, les
États-Unis ne pourraient rester des témoins passifs d’un
bouleversement aussi évident de « l’équilibre des forces dans le
monde ». Le colosse nord-américain ne se réjouit nullement de la
perspective de se retrouver face à face avec une Allemagne qui
serait maîtresse de colonies mondiales et des principales routes
maritimes. C’est pourquoi il s’emploiera de toutes ses forces à
pousser l’Angleterre et la France non à reculer, mais à résister.
Pendant ce temps, le prince Konoye a proclamé de Tokyo « la
nécessité de réviser tous les traités dans l’intérêt de la
justice », c’est-à-dire dans l’intérêt du Japon. L’Océan
pacifique ne promet guère d’être une fontaine de paix dans les
dix années qui viennent.
Au
bon vieux temps, l’Angleterre était la seule à penser en termes
de continents. Et elle pensait lentement : en siècles. A l’époque
actuelle, tous les États impérialistes ont appris à penser de
cette façon. Mais le temps ne se mesure plus désormais en siècles,
mais en décennies, voire en années. C’est là le caractère
véritable de notre époque, laquelle, après la rencontre de Munich,
demeure une époque d’impérialisme débridé, frénétique et
violent. Jusqu’à ce que les peuples en soient venus à bout, il
devra toujours et encore tailler et retailler notre planète
ensanglantée.
L’état
de l’économie allemande commande à Hitler d’utiliser aussi vite
que possible sa puissance militaire. Par ailleurs, son armée a
besoin d’un délai car elle n’est pas encore prête à la guerre
: c’est une armée nouvelle, dans laquelle tout n’est pas encore
coordonné ou ajusté dans de bonnes proportions. Mais la
contradiction entre ces deux exigences peut se mesurer en termes, non
de décennies, mais peut-être d’un ou deux ans, voire peut-être
de mois. Les mesures de mobilisation effectuées par Hitler pendant
la crise tchécoslovaque avec un tel éclat avaient pour objectif
d’éprouver les classes dominantes d’Angleterre et de France. Du
point de vue de Hitler, cette épreuve a été un succès glorieux.
Les forces qui le freinaient ont été affaiblies de façon décisive.
L’opposition des généraux allemands et des dirigeants de
l’économie a été minée, et un pas décisif a été franchi vers
la guerre.
Hitler
ne pourra répéter son bluff une deuxième fois. Mais il exploitera
certainement les effets de cette expérience si réussie pour
produire le résultat inverse. Dans le cours d’une nouvelle crise,
quand il mobilisera, il essaiera de donner l’impression qu’il se
contente de menacer, et, se donnant toute l’allure d’un homme qui
bluffe encore, il tombera en réalité sur ses adversaires avec la
force combinée de toutes ses armées.
Pendant
ce temps, ces messieurs les diplomates sont une fois de plus en train
de réchauffer l'idée de... la limitation des armements. Les
pacifistes (conformément à leur rôle fondamental de
social-impérialistes) de l’espèce Jouhaux et compagnie, filent le
train aux diplomates en réclamant le désarmement général. Ce
n’est pas sans raison que le poète russe écrivait :
«
L’illusion
qui nous soulève
nous
est plus chère
que
l’ombre des vérités amères
»
Mais
ces messieurs trompent plus le peuple qu’eux-mêmes.
Les
hommes d’État avaient baptisé la guerre de 1914-1918 la «
dernière guerre », pour consoler les peuples du monde. Depuis,
cette phrase a pris un petit caractère d’ironie. Il ne fait pas de
doute que la même note d’ironie demeurera attachée à la phrase
de Chamberlain sur « la nouvelle époque de paix ». Pour nous, nous
regardons l’avenir les yeux grand ouverts. L’Europe marche à la
guerre, et, avec elle, l’humanité tout entière.