Léon Trotsky : D’une egratignure au danger de gangrène (24 janvier 1940) [Source Léon Trotsky, Œuvres 23, janvier 1940 à mai 1940. Institut Léon Trotsky, Paris 1986, pp. 88-144] La discussion se développe conformément à sa logique interne. Chaque camp, en fonction de sa nature sociale et de sa physionomie politique, s’efforce de frapper les points faibles de son adversaire, là où il lui semble vulnérable. C’est précisément ce qui détermine le cours de la discussion, pas les plans a priori des dirigeants de l’Opposition. Il est vain désormais de se lamenter que la discussion ait éclaté : c’est trop tard. Il faut seulement garder un œil attentif sur le rôle que jouent les provocateurs staliniens qui se trouvent indiscutablement dans le parti pour empoisonner l’atmosphère de la discussion et mener la lutte idéologique vers la scission. Il n’est pas trop difficile de reconnaître ces messieurs : ils remplacent les idées et les arguments par les ragots et la calomnie. Les deux fractions doivent unir leurs efforts pour les démasquer et les chasser. Mais le combat théorique doit être mené jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à la clarification des questions les plus importantes qui ont été soulevées. Il faut utiliser la discussion pour élever le niveau théorique du parti. Une partie importante des membres de la section américaine comme de notre jeune Internationale tout entière sont venus vers nous de l’Internationale communiste à l’époque de son déclin ou de la IIe Internationale. Ce sont de mauvaises écoles. La discussion a révélé que de larges cercles du parti manquent d’une éducation théorique solide. Il suffira par exemple d’indiquer que l’organisation du parti à New York n’a opposé aucune résistance aux tentatives de réviser, bien à la légère, la doctrine et le programme marxistes, mais qu’elle a au contraire, dans sa majorité, soutenu les révisionnistes. C’est regrettable, mais réparable dans la mesure où notre section américaine et toute l’Internationale sont constituées d’honnêtes individus qui cherchent sincèrement leur voie vers la route de la révolution. Ils ont la volonté d’apprendre et ils y arriveront. Mais il n’y a pas de temps à perdre. La pénétration du parti dans les syndicats et dans le milieu ouvrier en général exige précisément une élévation de la qualification théorique de nos cadres. Je n’entends pas par « cadres » l’ « appareil », mais le parti dans son ensemble. Chaque membre du parti peut et doit se considérer comme un officier de l’armée prolétarienne. « Depuis quand êtes-vous devenus des spécialistes dans les questions de philosophie ? » demandent aujourd’hui ironiquement aux représentants de la majorité les gens de l’opposition. L’ironie est ici tout à fait déplacée. Le socialisme scientifique est l’expression consciente du processus historique inconscient, c’est-à-dire du mouvement instinctif et élémentaire du prolétariat pour reconstruire la société sur des bases communistes. La tendance à faire exprimer consciemment le mouvement inconscient se manifeste avec une extrême vivacité à notre époque de crises et de guerres. La discussion a révélé indiscutablement un heurt à l’intérieur du parti entre une tendance petite-bourgeoise et une tendance prolétarienne. La tendance petite-bourgeoise révèle sa confusion en essayant de réduire le programme du parti à la menue monnaie des « questions concrètes ». La tendance prolétarienne au contraire s’efforce de relier les questions particulières dans une unité théorique. Actuellement la question n’est pas de savoir dans quelle mesure chacun des membres de la majorité applique consciemment la méthode dialectique. Ce qui est important, c’est le fait que la majorité dans son ensemble s’efforce de poser les problèmes du point de vue prolétarien et, pour cette raison même, d’assimiler la dialectique qui est « l’algèbre de la révolution ». On me dit que les membres de l’opposition accueillent par des éclats de rire la seule mention de la « dialectique ». Ils ont tort. Ce procédé indigne ne leur servira à rien. La dialectique du processus historique a déjà plus d’une fois cruellement puni ceux qui tentaient de se moquer d’elle. Le dernier article du camarade Shachtman, la « Lettre ouverte au camarade Trotsky », constitue un symptôme alarmant. Il révèle que Shachtman refuse de s’instruire dans la discussion, et, au contraire, persiste, aggravant ses erreurs et exploitant ainsi, non seulement le niveau théorique trop bas du parti, mais aussi les préjugés particuliers de son aile petite-bourgeoise. Tout le monde sait avec quelle aisance Shachtman est capable de broder divers épisodes historiques autour d’un axe ou d’un autre. Ce talent a fait de lui un journaliste très doué. Malheureusement, ce n’est pas en soi suffisant. La principale question est quel axe choisir. Shachtman est toujours obnubilé par le reflet de la politique dans la littérature et dans la presse. Il ne s’intéresse pas vraiment aux processus réels de la lutte de classes, à la vie des masses, aux rapports internes entre les diverses couches de la classe ouvrière elle-même, etc. J’ai lu pas mal d’articles brillants et même excellents de Shachtman, mais je n’ai jamais vu de lui un seul commentaire qui touche réellement à la vie de la classe ouvrière américaine ou de son avant-garde. Soyons juste : ce n’est pas seulement un défaut personnel de Shachtman, mais le destin de toute une génération révolutionnaire qui, du fait d’une conjoncture historique particulière, a grandi hors du mouvement ouvrier. J’ai déjà eu plus d’une fois dans le passé l’occasion de parler ou d’écrire sur les dangers d’une dégénérescence d’éléments de valeur, malgré leur attachement à la révolution. Ce qui était en son temps une caractéristique inévitable de la jeunesse est devenu une faiblesse. La faiblesse devient maladie et, si on la néglige, la maladie peut devenir fatale. Pour échapper à ce danger, il faut ouvrir consciemment un nouveau chapitre dans le développement du parti. Les propagandistes et les journalistes de la IVe Internationale doivent ouvrir un chapitre nouveau dans leur propre conscience. Il faut réarmer. Il nous faut, tout en gardant notre axe, nous placer le dos aux intellectuels petits-bourgeois et nous tourner vers les ouvriers. On ne peut guère imaginer d’erreur plus dangereuse pour le parti que de considérer comme la cause de la crise actuelle du parti le conservatisme de sa partie ouvrière et de chercher une solution à travers la victoire du bloc petit-bourgeois. En fait, l’essence de la crise actuelle réside dans le conservatisme des éléments petits-bourgeois qui ont connu une école purement propagandiste et n’ont pas encore su s’engager sur le chemin de la lutte des classes. La crise actuelle est l’ultime bataille de ces éléments pour leur propre conservation. Chaque opposant, en tant qu’individu, peut, s’il le désire vraiment, trouver dans le mouvement révolutionnaire une place digne de lui. En tant que fraction, ils sont condamnés. Dans la lutte qui se développe, Shachtman n’est pas dans le camp où il devrait être. Comme toujours en pareil cas, ses côtés forts sont à l’arrière-plan et ses côtés faibles ont pris une expression particulièrement achevée. Sa « Lettre ouverte » représente, pour ainsi dire, une cristallisation de ses côtés faibles. Shachtman a négligé une vétille : sa position de classe. D’où ses extraordinaires zigzags, ses improvisations et ses ruades. Il remplace l’analyse de classe par des anecdotes historiques sans lien entre elles, avec l’unique objectif de dissimuler son propre tournant, pour camoufler la contradiction entre son hier et son aujourd’hui. Et c’est ainsi qu’il procède avec l’histoire du marxisme, l’histoire de son propre parti et l’histoire de l’Opposition russe. Ce faisant, il accumule les erreurs. Toutes les analogies historiques auxquelles il a recours se retournent, comme nous le verrons, contre lui. Il est bien plus difficile de corriger des erreurs que de les faire. Je dois demander au lecteur d’être patient en suivant avec moi pas à pas les zigzags des opérations mentales de Shachtman. Pour ma part, je promets de ne pas me contenter de montrer ses fautes et ses contradictions, mais d’opposer du début à la fin la position prolétarienne à la position petite-bourgeoise, la position marxiste à la position éclectique. De cette façon, nous pourrons peut-être tous apprendre quelque chose de la discussion. Des « précédents » « Comment se fait-il que nous, révolutionnaires intransigeants, soyons si brusquement devenus une tendance petite-bourgeoise ? » demande Shachtman avec indignation. Où sont les preuves? « En quoi cette tendance s’est-elle manifestée l’année dernière ou il y a deux ans parmi les porte-parole représentatifs de la minorité? » (Internai Bulletin n° 7, janvier 1940, p. 11). Pourquoi n’avons-nous pas cédé dans le passé à l’influence de la démocratie petite-bourgeoise? Pourquoi, pendant la guerre civile espagnole n’avons-nous pas et ainsi de suite, etc. C’est l’atout-maître que Shachtman abat en commençant sa polémique contre moi, l’argument sur lequel il joue des variations en divers tons, lui accordant apparemment une exceptionnelle importance. Il n’est pas venu à l’esprit de Shachtman que je peux retourner contre lui ce même argument. Le document de l’opposition intitulé La Guerre et le conservatisme bureaucratique concède que Trotsky a raison neuf fois sur dix, peut-être quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent. Je ne comprends que trop bien le caractère mitigé et extrêmement magnanime de cette concession. La proportion de mes erreurs est en réalité beaucoup plus grande. Comment expliquer alors le fait que, deux ou trois semaines après avoir rédigé ce document, Shachtman ait soudain découvert que Trotsky : a) est incapable d’une attitude critique à l’égard des informations qu’on lui donne, bien que Shachtman lui-même ait été pendant dix ans l’une de ses sources d’information. b) est incapable de distinguer une tendance prolétarienne d’une tendance petite-bourgeoise — une tendance bolchevique d’une tendance menchevique. c) se fait le champion de la conception absurde de la « révolution bureaucratique » au lieu de la révolution par les masses. d) est incapable d’élaborer une réponse juste aux questions concrètes en Pologne, Finlande, etc. e) manifeste une tendance à la capitulation devant le stalinisme. f) est incapable de comprendre la signification du centralisme démocratique — et ainsi de suite à l’infini. En un mot, en l’espace de deux ou trois semaines, Shachtman a découvert que je me trompais quatre-vingt-dix neuf fois sur cent, surtout quand il se trouvait que Shachtman lui-même était impliqué. Il me semble que le dernier pourcentage souffre aussi d’être légèrement exagéré — mais cette fois en sens inverse. En tout cas, Shachtman a découvert ma tendance à remplacer la révolution par les masses par la « révolution bureaucratique » beaucoup plus brutalement que je n’ai, moi, découvert sa déviation petite-bourgeoise. Le camarade Shachtman m’invite à présenter des preuves de l’existence d’une « tendance petite-bourgeoise » dans le parti au cours de l’année dernière ou même des deux ou trois dernières années. Shachtman a bien raison de ne pas faire référence à un passé plus lointain. Mais, en accord avec son invitation, je me limiterai aux trois dernières années. Attention, s’il vous plaît. Aux questions rhétoriques de mon impitoyable critique, je vais répondre par quelques documents exacts. 1. Le 25 mai 1937, j’écrivais à New York au sujet de la politique de la fraction bolchevique-léniniste dans le Socialist Party : « Je dois citer deux documents récents : a) La lettre privée de « Max » sur le congrès, b) l’article de Shachtman « Vers un parti socialiste révolutionnaire ». Le titre de cet article à lui seul est caractéristique d’une perspective fausse. Il me semble établi par les développements, y compris le dernier congrès, que le parti n’évolue pas vers un « parti révolutionnaire », mais vers une sorte d’I.L.P., c’est-à-dire un misérable avorton centriste sans aucune perspective. L’affirmation selon laquelle le parti socialiste américain est maintenant « plus proche de la position du marxisme révolutionnaire qu’aucun parti de la IIe et de la IIIe Internationales » est un compliment parfaitement immérité. Le parti socialiste américain est seulement plus arriéré que les formations analogues en Europe — le P.O.U.M., FI.L.P., le S.A.P., etc. — et c’est son arriération qui permet à ses dirigeants d’accepter certaines motions révolutionnaires sur la guerre et autres questions éloignées qui ne dictent au parti aucune responsabilité. Le parti socialiste américain a plus de liberté dans le domaine de la phraséologie révolutionnaire, et cette liberté lui donne la possibilité d’abuser quelques naïfs et de s’abuser en partie lui-même. Notre devoir consiste à démasquer cet avantage négatif de Norman Thomas et Cie et de ne pas parler de la « supériorité (de la résolution sur la guerre) sur toutes les résolutions adoptées auparavant par le parti »... C’est là une appréciation purement littéraire, parce que toute résolution doit être prise en liaison avec les événements historiques, la situation politique et ses nécessités impératives. Dans les deux documents cités par la lettre ci-dessus, Shachtman révélait une facilité excessive à s’adapter à l’aile gauche des démocrates petits-bourgeois — imitation politique —, un symptôme très dangereux pour un révolutionnaire ! Il est extrêmement important de relever son appréciation élogieuse de la position « radicale » de Norman Thomas sur la guerre... en Europe. Les opportunistes, c’est bien connu, ont tendance à être d’autant plus radicaux qu’ils sont éloignés des événements. Avec cette loi à l’esprit, il n’est pas difficile d’apprécier à sa véritable valeur le fait que Shachtman et ses alliés nous accusent de manifester une tendance à « capituler devant le stalinisme ». Hélas, pour qui est assis dans le Bronx, il est bien plus facile de manifester son hostilité irréconciliable à l’égard du Kremlin que de la petite bourgeoisie américaine. 2. Si l’on en croit Shachtman, j’ai introduit en la tirant par les cheveux la question de la composition de classe des fractions dans la discussion. Là aussi, permettez-moi de me référer à un passé récent. Le 3 octobre 1937, j’écrivais à New York : « J’ai cent fois remarqué que l’ouvrier qu’on ne remarque pas dans les conditions “ normales ” de vie du parti, révèle des qualités remarquables quand l’orientation change, quand les formules générales et les plumes fécondes ne suffisent plus, quand il faut une connaissance de la vie des ouvriers et des capacités pratiques. Dans de telles conditions, un ouvrier doué révèle une grande sûreté de lui-même, et ses capacités politiques générales. Pendant la première période de son développement, la prédominance des intellectuels est inévitable dans l’organisation. Mais en même temps elle constitue un considérable handicap pour l’éducation politique des ouvriers les plus doués. [...] Au prochain congrès, il faut absolument faire entrer au comité central et dans les comités locaux le plus possible d’ouvriers. Pour un ouvrier, l’activité dans un organisme dirigeant du parti, c’est en même temps une école supérieure de politique. La difficulté provient de ce qu’il existe dans toute organisation des gens qui sont traditionnellement membres des comités et que diverses considérations secondaires, fractionnelles, personnelles, jouent un trop grand rôle dans la composition de la liste des candidats. » Je n’ai jamais trouvé ni attention ni intérêt chez le camarade Shachtman pour ce genre de questions. 3. Si l’on en croit le camarade Shachtman, j’ai introduit la question de la fraction du camarade Abern en tant que concentration d’individus petits-bourgeois de façon artificielle et sans base dans les faits. Cependant, le 10 octobre 1937, à un moment où Shachtman marchait épaule contre épaule avec Cannon et où on considérait officiellement qu’il n’existait pas de fraction Abern, j’écrivais à Cannon : Le parti n’a qu’une minorité d’ouvriers d’usine authentiques. Les éléments non prolétariens constituent un levain très nécessaire et je crois que nous pouvons être fiers de la bonne qualité de ces éléments. [...] notre parti peut être noyé sous les éléments non prolétariens et peut même perdre son caractère révolutionnaire. Il ne s’agit naturellement pas d’empêcher l’afflux d’intellectuels par des méthodes artificielles, mais d’orienter, dans la pratique, toute l’organisation vers les usines, les grèves, les syndicats. [...] Un exemple concret : nous ne pouvons pas consacrer à toutes les usines suffisamment de forces pour toutes. Notre organisation locale peut choisir pour son activité dans la prochaine période une, deux ou trois usines dans la région, et concentrer sur elles toutes ses forces. Si nous y avons deux ou trois ouvriers, nous pouvons créer une commission auxiliaire particulière de cinq non ouvriers avec l’objectif d’élargir notre influence dans ces usines. On peut agir de même dans les syndicats. Nous ne pouvons pas introduire de militants non ouvriers dans les syndicats ouvriers. Mais nous pouvons avec succès construire des commissions auxiliaires pour l’action écrite et orale en liaison avec nos camarades dans le syndicat. Les conclusions rigoureuses doivent être : ne pas donner d’ordres aux ouvriers, se contenter de les aider, de leur fournir des suggestions, de les armer avec des faits, des idées, des journaux d’usine, des tracts spéciaux, etc. Une telle collaboration aurait une énorme importance du point de vue de leur éducation, d’un côté pour les camarades ouvriers, de l’autre sur les non ouvriers qui ont besoin d’une solide éducation. Vous avez par exemple dans vos rangs un nombre important d’éléments juifs non ouvriers. Ils peuvent constituer un levain très valable si le parti réussit rapidement à les tirer de leur milieu clos et les lie par leur activité quotidienne aux ouvriers d’usine. Je crois qu’une telle orientation assurerait aussi une atmosphère plus saine dans le parti. [...] Nous ne pouvons établir tout de suite qu’une seule règle générale : un membre du parti qui, pendant trois ou six mois, n’a pas gagné au parti un seul ouvrier, n’est pas un bon membre du parti. Si nous établissons sérieusement cette orientation générale et si nous en vérifions, semaine après semaine, les résultats pratiques, nous éviterons un grand danger, à savoir que les intellectuels et les travailleurs en faux col suppriment la minorité ouvrière, la réduisent au silence, transforment le parti en un club de discussion très intelligent, mais absolument inhabitable pour des ouvriers. [...] Les mêmes règles doivent être élaborées sous une forme correspondante au travail et au recrutement de l’organisation de jeunesse, autrement nous courrons le danger d’éduquer de bons éléments jeunes et d’en faire des dilettantes révolutionnaires, non des combattants révolutionnaires. Cette lettre montre clairement que ce n’est pas au lendemain du pacte Staline-Hitler ou du démembrement de la Pologne que j’ai mentionné le danger d’une déviation petite-bourgeoise mais il y a plus de deux ans déjà. De plus, j’ai souligné, pensant avant tout à l’ « inexistante » fraction Abern, qu’il fallait détourner les éléments petits-bourgeois juifs de l’organisation de New York de leur milieu conservateur habituel et les plonger dans le mouvement ouvrier réel. C’est précisément pour cela que la lettre ci-dessus (pas la première de ce genre), écrite il y a plus de deux ans, avant le début de la discussion actuelle, est beaucoup plus accablante, en tant que preuve, que tous les écrits des dirigeants de l’Opposition sur les motifs qui m’ont poussé à prendre la défense de la « clique Cannon ». 4. La tendance de Shachtman à céder à l’influence petite-bourgeoise, surtout académique et littéraire, n’a jamais été un secret pour moi. A l’époque de la commission Dewey, j’écrivais, le 14 octobre, à Cannon, Shachtman et Warde : « J’insistais sur la nécessité d’entourer le comité de délégués des groupes ouvriers afin de créer des canaux du comité vers les masses [...] Les camarades Warde, Shachtman et autres se déclaraient entièrement d’accord avec moi là-dessus. Nous analysions ensemble les possibilités pratiques de réalisation de ce plan. [...] Mais, plus tard, en dépit de questions réitérées de ma part, je n’ai jamais pu obtenir d’informations à ce sujet et ce n’est que par hasard que j’ai entendu dire que le camarade Shachtman était contre. Pourquoi? Je ne le sais pas ». Shachtman ne m’a pas donné ses raisons. Je m’étais exprimé dans ma lettre avec la plus extrême diplomatie mais je n’avais pas le moindre doute que tout en étant d’accord avec moi en paroles Shachtman avait en réalité peur de blesser la sensibilité politique excessive de nos temporaires alliés libéraux : dans ce sens, Shachtman démontre une exceptionnelle « délicatesse ». 5. Le 15 avril 1938, j’écrivis à New York : « Je suis un peu étonné du type de publicité qui est faite à la lettre d’Eastman dans New International. C’est très bien de publier cette lettre, mais la place prépondérante qui lui est donnée sur la couverture, combinée avec le silence sur l’article d’Eastman dans Harpers me semble un peu compromettante pour New International. Beaucoup de gens interpréteront ce fait comme notre disposition à fermer les yeux sur les principes quand l’amitié est en jeu ». 6. Le 1er juin 1938, j’écrivais au camarade Shachtman : « Il est difficile de comprendre ici pourquoi vous êtes si tolérants et même amicaux avec M. Eugene Lyons. Il semble qu’il parle à votre banquet. En même temps, il parle aux banquets des Gardes blancs ». Cette lettre continuait la lutte pour une politique plus indépendante et résolue à l’égard des soi-disant « libéraux » qui, tout en combattant la révolution, veulent maintenir des « rapports amicaux avec le prolétariat, car cela double leur valeur marchande aux yeux de l’opinion publique bourgeoise. 7. Le 6 octobre 1938, presque un an avant le début de la discussion, j’écrivais au sujet de la nécessité de la presse de notre parti de se tourner résolument vers les ouvriers : « Très importante à cet égard est l’attitude du Socialist Appeal. C’est incontestablement un bon journal marxiste, mais il n’est pas encore un instrument de l’action politique [...] J’ai essayé d’intéresser le comité de rédaction de Socialist Appeal à cette question, mais sans succès ». Il y a de toute évidence dans ces paroles une note de reproche. Et ce n’est pas par hasard. Le camarade Shachtman, comme je l’ai déjà indiqué s’intéressait beaucoup plus à des épisodes littéraires isolés de luttes depuis longtemps terminées qu’à la composition sociale de son propre parti ou aux lecteurs de son propre journal. 8. Le 20 janvier 1939, dans une lettre que j’ai déjà citée à propos du matérialisme dialectique, j’ai une fois de plus abordé la question de la gravitation du camarade Shachtman vers le milieu de la fraternité littéraire petite-bourgeoise. « Je ne peux pas comprendre pourquoi le Socialist Appeal néglige presque totalement le parti stalinien. Ce parti représente un tas de contradictions. Des scissions y sont inévitables. Les prochaines recrues les plus importantes viendront certainement du parti stalinien. Il faudrait concentrer sur lui notre attention politique. Nous devrions suivre le développement de ses contradictions jour après jour et heure par heure. Il faudrait qu’un membre de la direction consacre le plus gros de son temps aux idées et actions des staliniens. Nous pourrions provoquer une discussion et, si possible, publier les lettres de staliniens hésitants. Ce serait mille fois plus important que d’inviter Eastman, Lyons et autres à présenter leurs sécrétions individuelles. Je me suis un peu demandé pourquoi vous avez consacré de la place au dernier article insignifiant et arrogant d’Eastman. [...] Mais je suis absolument perplexe de voir que vous, personnellement, vous invitez ces gens à gâcher les pages pas si nombreuses de New International. La perpétuation de cette polémique peut intéresser quelques intellectuels petits-bourgeois mais pas les éléments révolutionnaires. C’est ma ferme conviction qu’une certaine réorganisation de New International et de Socialist Appeal est nécessaire : plus de distance avec Eastman, Lyons et compagnie, plus près des ouvriers et, en ce sens, du parti stalinien ». Les récents événements ont démontré — c’est bien triste à dire — que Shachtman ne s’est pas détourné d’Eastman et compagnie mais, au contraire, s’en est rapproché. 9. Le 27 mai 1939, j’écrivais encore sur le caractère de Socialist Appeal en rapport avec la composition sociale du parti : « D’après les procès-verbaux, je vois que vous avez des difficultés avec le Socialist Appeal. Le journal est très bien fait d’un point de vue journalistique, mais c’est un journal pour les ouvriers, pas un journal d’ouvriers. Tel qu’il est, le journal est divisé entre divers rédacteurs, chacun est excellent, mais, collectivement, ils ne permettent pas aux ouvriers d’entrer dans les pages de L'Appeal Chacun d’eux parle pour les ouvriers (et parle très bien), mais personne n’entendra les ouvriers. En dépit de son brillant caractère littéraire, le journal est, dans une certaine mesure, victime de la routine journalistique. On ne sait pas comment les ouvriers vivent, combattent, affrontent la police ou boivent le whisky. C’est très dangereux pour le journal en tant qu’instrument révolutionnaire du parti. La tâche n’est pas de faire un journal à travers les forces unies d’un comité de rédaction qualifié, mais d’encourager les ouvriers à parler en leur propre nom [...] Un changement radical et courageux est nécessaire comme condition du succès [...] Bien sûr, il ne s’agit pas seulement du journal, mais de tout le cours de notre politique. Je continue à penser que vous avez beaucoup trop de garçons et de filles petits-bourgeois qui sont excellents et dévoués au parti, mais qui ne réalisent pas pleinement que leur devoir n’est pas de discuter entre eux, mais de pénétrer dans le milieu neuf des ouvriers. Je répète ma proposition : tout membre petit-bourgeois du parti qui, pendant un certain temps, ne gagne pas au parti un ouvrier, doit être ramené au rang de candidat et après trois autres mois être exclu du parti. Dans certains cas, ce pourra être injuste, mais le parti dans son ensemble recevrait un choc salutaire dont il a très grand besoin. Un changement tout à fait radical est nécessaire ». En proposant des mesures aussi draconiennes que l’exclusion des éléments petits-bourgeois qui sont incapables de se lier aux ouvriers, j’avais à l’esprit non la « défense » de la fraction de Cannon, mais d’empêcher la dégénérescence de notre parti. 10. Commentant les voix sceptiques en provenance du Socialist Workers Party qui m’étaient arrivées aux oreilles, j’écrivis le 16 juin 1939 au camarade Cannon : « La situation d’avant-guerre, l’aggravation du nationalisme constituent naturellement un obstacle à notre développement et la cause profonde de la démoralisation dans nos rangs. Mais il faut maintenant souligner que, plus la composition du parti est petite-bourgeoise, plus il dépend des changements dans l’opinion publique officielle. C’est un argument supplémentaire pour la nécessité d’une réorientation courageuse et active vers les masses. [...] Les raisonnements pessimistes que vous citez dans votre article reflètent bien entendu la pression patriotique et nationaliste de l’opinion publique officielle. « Si le fascisme l’emporte en France... », « si le fascisme l’emporte en Angleterre... », etc. Les victoires du fascisme sont importantes, mais l’agonie mortelle du capitalisme est plus importante ». La question de la dépendance de l’aile petite-bourgeoise de l’opinion publique officielle avait donc été posée plusieurs mois avant le début de la discussion actuelle et pas du tout tirée par les cheveux de façon artificielle pour discréditer l’opposition. Le camarade Shachtman a exigé que je lui fournisse des « précédents » de tendances petites-bourgeoises chez les dirigeants de l’opposition dans la dernière période. Je suis allé jusqu’à répondre à cette revendication en choisissant parmi les dirigeants de l’opposition le camarade Shachtman lui-même. Je suis loin d’avoir épuisé le matériel à ma disposition. Deux lettres — une de Shachtman et l’autre de moi — qui sont peut-être plus intéressantes encore en tant que « précédents » — peuvent être citées, et je vais le faire, maintenant, sous un autre angle. Que Shachtman ne m’oppose pas que les erreurs et fautes dans la correspondance pourraient être également reprochées à d’autres camarades, y compris des représentants de la majorité actuelle. Peut-être, probablement. Mais ce n’est pas par hasard que le nom de Shachtman est répété dans cette correspondance. Là où les autres commettaient des erreurs épisodiques, Shachtman, lui, a révélé une tendance. En tout cas, contrairement à ce que Shachtman prétend aujourd’hui concernant mes appréciations prétendument « soudaines » et « inattendues », je puis, documents en main, prouver — et je crois avoir prouvé — que mon article sur « L’opposition petite-bourgeoise » ne faisait guère que résumer ma correspondance avec New York pendant les trois dernières années (en réalité, dix). Shachtman a demandé très bruyamment des « précédents ». Je lui ai donné des « précédents ». Ils se retournent entièrement contre Shachtman. Le bloc philosophique contre le marxisme Les cercles de l’opposition croient possible d’affirmer que je n’ai introduit dans la discussion la question du matérialisme dialectique que parce que je manquais de réponse aux questions « concrètes » de Finlande, de Lettonie, d’Inde, d’Afghanistan, de Béloutchistan et autres. L’argument, dénué en soi de toute valeur, est pourtant intéressant en ce qu’il caractérise le niveau de certains individus dans l’opposition, leur attitude à l’égard de la théorie et de la loyauté idéologique élémentaire. Il ne sera donc pas superflu de rappeler que ma première conversation sérieuse avec les camarades Shachtman et Warde dans le train, tout de suite après mon arrivée au Mexique en janvier 1937, était consacrée à la nécessité d’une propagation systématique du matérialisme dialectique. Après la rupture de notre section américaine avec le Socialist Party, j’ai insisté avec beaucoup de vigueur pour la publication la plus rapide possible d’un organe théorique, avec de nouveau en tête le besoin d’éduquer le parti, d’abord et avant tout ses nouveaux membres, dans l’esprit du matérialisme dialectique. Aux États-Unis, écrivai-je à cette époque, où la bourgeoisie instille systématiquement aux ouvriers un empirisme vulgaire, il est plus qu’ailleurs nécessaire d’accélérer l’élévation du mouvement à un niveau théorique convenable. Le 20 janvier 1939, j’écrivais au camarade Shachtman, à propos de son article en commun avec Burnham « Intellectuels en retraite » : « La partie sur la dialectique est le coup le plus grave que, vous, en tant que rédacteur de New International, vous puissiez avoir porté à la théorie marxiste [...] Bien, nous en parlerons en public ». Ainsi, il y a un an, j’avertissais ouvertement et d’avance Shachtman que j’avais l’intention de mener un combat public contre ses tendances éclectiques. A l’époque, il n’était nullement question de l’opposition à venir; en tout cas, j’étais très loin de supposer que le bloc philosophique contre le marxisme préparait le terrain à un bloc politique contre le programme de la IVe Internationale. La nature des divergences qui sont apparues à la surface n’a fait que confirmer mes craintes antérieures au sujet de la composition sociale du parti et de l’éducation théorique de ses cadres. Il n’y avait rien qui exigeât un changement d’état d’esprit ou une « introduction » artificielle. Voilà comment les choses sont en réalité. J’ajouterai également que je me sens un peu gêné par le fait qu’il soit presque nécessaire de justifier que l’on intervienne pour défendre le marxisme dans l’une des sections de la IVe Internationale ! Dans sa « Lettre ouverte », Shachtman se réfère en particulier au fait que le camarade Vincent Dunne a exprimé sa satisfaction à propos de l'article sur les intellectuels. Mais moi aussi je l’ai loué : « Beaucoup de passages sont excellents. » Cependant, comme dit le proverbe russe, une cuillerée de goudron peut gâter un baril de miel. Et c’est précisément de cette cuillerée de goudron qu’il s’agit. La partie consacrée à la dialectique exprime un certain nombre de conceptions monstrueuses du point de vue marxiste dont le but, c’est clair maintenant, était de préparer le terrain à un bloc politique. Devant l’obstination avec laquelle Shachtman continue à assurer que j’ai pris cet article comme prétexte, je citerai encore une fois le passage central du chapitre qui nous intéresse : « Personne n’a non plus démontré qu’être ou non d’accord avec les doctrines plus abstraites du matérialisme dialectique affecte (!) nécessairement les questions politiques concrètes d’hier et d’aujourd’hui — or les partis politiques, les programmes et les luttes reposent sur de tels problèmes concrets » (New International, janvier 1939, p.7). N’est-ce pas en soi suffisant? Ce qui est en plus ahurissant dans cette formule indigne de révolutionnaires, c’est la formule : « les partis politiques, les programmes et les luttes reposent sur de tels problèmes concrets ». Quels partis ? Quels programmes ? Quelles luttes ? Tous les partis sont ici empilés. Le parti du prolétariat n’est pas un parti comme les autres. Il ne repose pas du tout sur « des questions concrètes ». Dans ses fondements même, il est diamétralement opposé aux partis des maquignons bourgeois et des ravaudeurs petits-bourgeois. Sa tâche, c’est de préparer une révolution sociale et de régénérer l’humanité sur de nouvelles bases matérielles et morales. Pour ne pas céder à la pression de l’opinion publique bourgeoise et à la répression policière, le révolutionnaire prolétarien, et un dirigeant plus encore, a besoin d’une vision du monde claire, pénétrante, parfaitement élaborée. C’est seulement sur la base d’une conception marxiste achevée qu’il est possible d’aborder de façon juste des questions « concrètes ». C’est précisément là que réside la trahison de Shachtman — pas une simple faute comme je voulais le croire l’année dernière, mais — c’est maintenant clair — une trahison théorique totale. Suivant les traces de Burnham, Shachtman enseigne au jeune parti révolutionnaire que « personne n’a encore démontré » que le matérialisme dialectique affecte l’activité politique du parti. « Personne n’a encore démontré », en d’autres termes, que le marxisme a une quelconque utilité pour la lutte du prolétariat. En conséquence, le parti n’a pas la moindre raison d’assimiler et de défendre le matérialisme dialectique. Ce n’est rien d’autre qu’une renonciation au marxisme, à la méthode scientifique en général, une misérable capitulation devant l’empirisme. C’est précisément ce qui représente le bloc philosophique de Shachtman avec Burnham et, par Burnham, avec les prêtres de la « science » bourgeoise. C’est précisément cela et cela seulement à quoi j’ai fait référence dans ma lettre du 20 janvier de l’année dernière. [Le 5 mars, Shachtman répondit : « J’ai relu l’article de janvier de Burnham et Shachtman auquel vous faites référence et, bien qu’à la lumière de ce que vous avez écrit, je pourrais proposer ici (!) ou là (!!) une formulation différente si cet article était à refaire, je ne puis être d’accord avec la substance de votre critique. » Comme toujours avec Shachtman quand la situation est sérieuse, sa réponse ne signifie au fond rien du tout ; mais elle donne encore l’impression que Shachtman s’est gardé une voie de repli. Aujourd’hui, pris d’une frénésie fractionnelle, il promet de « recommencer demain et encore et encore ». Recommencer quoi ? Capituler devant la « science bourgeoise » ? Renoncer au marxisme ?] Shachtman m’explique longuement (nous allons voir sur quelle base) l’utilité de tel ou tel bloc politique. Or je parle du danger mortel de la trahison théorique. Un bloc peut être justifié ou non en fonction de son contenu et de ses circonstances. La trahison théorique ne peut se justifier par aucun bloc. Shachtman s’appuie sur le fait que son article a un caractère purement politique. Je ne parle pas de l’article, mais de sa partie qui abandonne le marxisme. Si un manuel de physique contenait ne serait-ce que deux lignes indiquant que Dieu est la cause première, ce serait mon droit de conclure que son auteur est un obscurantiste. [Shachtman ne répond pas à cette accusation mais essaie de détourner l’attention vers des questions sans intérêt. « En quoi ce que vous appelez mon “ bloc avec Burnham dans le domaine de la philosophie diffère-t-il du bloc de Lénine avec Bogdanov? Pourquoi ce dernier est-il principiel et le nôtre sans principes ? Je serais très intéressé de connaître la réponse à cette question Je parlerai tout à l’heure de la divergence politique ou plutôt du pôle politique opposé entre les deux blocs. Nous nous intéressons ici à la question de la méthode marxiste. Vous demandez où est la différence? En ce que Lénine n’a jamais proclamé, pour faire plaisir à Bogdanov, que le matérialisme dialectique était superflu pour résoudre “ les questions politiques concrètes En ce que Lénine n’a jamais sur le plan théorique confondu le parti bolchevique avec les partis en général. Il était organiquement incapable de proférer semblables abominations. Et pas seulement lui, tous les bolcheviks sérieux. C’est là qu’est la différence. Comprenez-vous ? Shachtman m’a promis sarcastiquement son “ intérêt ” pour une réponse claire. Je pense qu’il a été répondu. Je n’exige pas d’ “ intérêt. ”] L’Abstrait et le Concret : économie et politique La partie la plus lamentable du lamentable travail de Shachtman est son chapitre « L’État et le caractère de la Guerre ». « Quelle est donc notre position ? » demande l’auteur. « Simplement celle-ci : il est impossible de déduire directement notre politique à l’égard d’une guerre spécifique d’une caractérisation abstraite du caractère de classe de l’État en guerre, plus particulièrement des formes de propriété qui y prévalent. Notre politique doit découler d’un examen concret du caractère de la guerre en relation avec les intérêts de la révolution socialiste internationale » (loc. cit, p. 13. C’est moi qui souligne). Quelle confusion ! Quel embrouillamini de sophisme ! S’il est impossible de déduire notre politique directement du caractère de classe d’un État, pourquoi ne peut-on pas le faire indirectement? Pourquoi l’analyse du caractère de classe d’un État doit-elle être abstraite tandis que l’analyse du caractère de la guerre est concrète ? Formellement, on peut dire avec autant de raison, en fait, avec beaucoup plus, que notre politique vis-à-vis de l’U.R.S.S. ne peut être déduite d’une caractérisation abstraite de la guerre comme « impérialiste », mais seulement d’une analyse concrète du caractère de la guerre comme « impérialiste », mais seulement d’une analyse concrète du caractère de l’État dans une situation historique donnée. Le sophisme fondamental sur lequel Shachtman construit tout le reste est assez simple : dans la mesure où la base économique ne détermine pas immédiatement les événements dans la superstructure ; dans la mesure où la simple caractéristique de classe ne suffit pas à résoudre les tâches pratiques, alors... alors nous pouvons nous passer d’étudier l’économie et la nature de classe de cet État, en les remplaçant, suivant les termes du jargon journalistique de Shachtman, par « les réalités des événements vivants » {loc. cit., p. 14). Exactement le même article avancé par Shachtman pour justifier son bloc philosophique avec Burnham (le matérialisme dialectique ne détermine pas notre politique immédiatement, et par conséquent, il n’affecte pas en général les « tâches politiques concrètes »), est ici répété mot pour mot par rapport à la sociologie marxiste : dans la mesure où les formes de propriété ne déterminent pas immédiatement la politique d’un État, il est par conséquent possible de jeter par-dessus bord la sociologie marxiste en général pour déterminer des « tâches politiques concrètes ». Mais pourquoi s’arrêter à mi-chemin ? Si la loi de la valeur ne détermine pas « directement » et « immédiatement » les prix; si les lois de la sélection naturelle ne déterminent pas « directement » et « immédiatement » la naissance d’un cochon de lait, si les lois de la gravité ne déterminent pas « directement » et « immédiatement » la chute d’un policier ivre du haut d’un escalier, alors... alors laissons Marx, Darwin, Newton et autres amateurs d’« abstractions » ramasser la poussière dans les étagères. Ce n’est rien d’autre qu’un enterrement solennel de la science car, après tout, tout le cours du développement de la science procède de causes « directes » et « immédiates » à des causes plus lointaines et plus profondes, de variétés multiples et d’événements kaléidoscopiques — à l’unité des forces motrices. La loi de la valeur ne détermine pas « immédiatement » les prix, mais elle les détermine néanmoins. Des phénomènes « concrets », comme la faillite du New Deal, s’expliquent en dernière analyse par la loi « abstraite » de la valeur. Roosevelt ne le sait pas, mais un marxiste ne peut se risquer à agir en l’ignorant. Ce n’est pas immédiatement, mais à travers toute une série de facteurs intermédiaires et de leur interaction réciproque, que les formes de propriété déterminent non seulement la politique, mais aussi la morale. Un militant prolétarien qui tente d’ignorer la nature de classe d’un État finira par faire comme le policier qui ignore les lois de la gravitation, il se cassera le nez. Shachtman ne tient évidemment pas compte de la distinction entre l’abstrait et le concret. A la recherche du concret, notre esprit opère avec des abstractions. Même ce « chien » « donné », « concret », est une abstraction parce qu’il va changer, par exemple baisser la queue « au moment » où nous le montrons du doigt. Le concret est un concept relatif, et pas absolu : ce qui est concret dans un cas se révèle abstrait dans un autre : c’est-à-dire insuffisamment défini pour un objectif donné. Pour obtenir un concept suffisamment « concret » pour un objectif donné, il faut ramener plusieurs abstractions à une seule — exactement comme pour reproduire un segment de vie sur un écran, ce qui est une image en mouvement, il faut combiner un certain nombre de photos figées. Le concret est une combinaison d’abstractions — pas une combinaison arbitraire ou subjective, mais une combinaison qui correspond aux lois du mouvement d’un phénomène donné. « Les intérêts de la révolution socialiste internationale » que Shachtman invoque contre la nature de classe de l’État, représentent dans ce cas la plus vague de toutes les abstractions. Après tout, la question qui nous occupe est précisément celle-ci : de quelle façon concrète allons-nous faire avancer les intérêts de la révolution ? Il ne serait pas non plus inutile de se rappeler aussi que la tâche de la révolution socialiste est de créer un État ouvrier. Avant de parler de révolution socialiste, il faut par conséquent apprendre à distinguer entre des « abstractions » comme la bourgeoisie et le prolétariat, l’État capitaliste et l’État ouvrier. Shachtman, en vérité, perd son temps et celui des autres à prouver que la propriété nationalisée ne détermine pas « en elle-même et par elle-même », « automatiquement », « directement », « immédiatement », la politique du Kremlin. Sur la question de savoir comment la « base » économique détermine la « superstructure » politique, juridique, philosophique, artistique, etc., il existe une riche littérature marxiste. L’idée selon laquelle l’économie détermine directement et immédiatement la création d’un compositeur ou même le verdict d’un juge constitue une vieille caricature du marxisme que le corps professoral bourgeois de tous les pays a fait circuler inlassablement pour dissimuler sa propre impuissance intellectuelle. Quant à la question qui nous concerne dans l’immédiat, à savoir la relation entre les bases sociales de l’État soviétique et la politique du Kremlin, rappelons à Shachtman le distrait qu’il y a déjà dix-sept ans que nous avons déjà établi, publiquement, la contradiction croissante entre les bases posées par la révolution d’Octobre et les tendances de la « superstructure » étatique. Nous avons suivi pas à pas l’indépendance grandissante de la bureaucratie vis-à-vis du prolétariat soviétique et la croissance de sa dépendance vis-à-vis des autres classes et groupes tant au-dedans qu’au-dehors. Qu’est-ce que Shachtman veut ajouter exactement dans ce domaine à l’analyse déjà faite? Comme cependant l’économie ne détermine ni directement, ni immédiatement la politique, mais seulement en dernière analyse, néanmoins l’économie détermine bien la politique. C’est précisément ce que les marxistes affirment contre les professeurs bourgeois et leurs disciples. Tout en analysant et en dénonçant l’indépendance grandissante de la bureaucratie vis-à-vis du prolétariat, nous n’avons jamais perdu de vue les frontières sociales objectives de cette « indépendance », à savoir la propriété nationalisée complétée par le monopole du commerce extérieur. C’est ahurissant! Shachtman continue à soutenir le mot d’ordre d’une révolution politique contre la bureaucratie soviétique. A-t-il jamais sérieusement réfléchi au sens de ce mot d’ordre ? Si nous pensons que les bases sociales posées par la révolution d’Octobre se reflétaient « automatiquement » dans la politique de l’État, pourquoi faudrait-il une révolution contre la bureaucratie? Si l’U.R.S.S., d’un autre côté, a cessé tout à fait d’être un État ouvrier, ce n’est pas une révolution politique qu’il faut, mais une révolution sociale. Shachtman continue donc à défendre un mot d’ordre qui découle 1) du caractère de l’U.R.S.S. comme État ouvrier et 2) de l’antagonisme irréductible entre les bases sociales de l’État et la bureaucratie. Mais, tout en répétant ce mot d’ordre, il s’efforce en même temps d’en saper les fondements théoriques. Peut-être est-ce pour démontrer une fois de plus que sa politique est indépendante des « abstractions » scientifiques ? Sous le couvert d’une lutte contre la caricature bourgeoise du matérialisme dialectique, Shachtman ouvre tout grandes les portes à l’idéalisme historique. Les formes de propriété et le caractère de classe de l’État sont pour lui indifférentes quand il analyse la politique d’un gouvernement. L’État lui-même lui apparaît comme un animal d’un sexe indéterminé. Les deux pieds fermement plantés sur cet édredon, Shachtman nous explique pompeusement — aujourd’hui, en 1940! — que, en plus de la propriété nationalisée, il y aussi la canaille bonapartiste et sa politique réactionnaire. Quelle nouveauté ! Shachtman penserait-il qu’il prenait la parole dans un jardin d’enfants? Shachtman essaie de faire un bloc... avec Lénine aussi Pour camoufler son échec à comprendre l’essence du problème de la nature de l’État soviétique, Shachtman s’est jeté sur les paroles de Lénine dirigées contre moi le 30 décembre 1920, pendant ce qu’on a appelé la Discussion syndicale. « Le camarade Trotsky parle de l’État ouvrier. Je m’excuse, mais c’est une abstraction. Notre État est en réalité non un État ouvrier, mais un État ouvrier et paysan [...] Notre État actuel est tel que le prolétariat organisé tout entier doit se défendre face à lui et que nous devons utiliser ces organisations ouvrières pour la défense des ouvriers contre leur État et pour la défense de leur État par les ouvriers. » Rappelant cette citation et se hâtant de proclamer que j’ai répété mon « erreur » de 1920, Shachtman, dans sa précipitation, n’a pas relevé une erreur majeure dans cette citation concernant la définition de la nature de l’État soviétique. Le 19 janvier [1921], Lénine lui-même écrivait à propos de son discours du 30 décembre : « J’ai dit que “ notre État est en réalité non un État ouvrier, mais un État ouvrier et paysan ” ». En lisant le compte rendu de la discussion, je m’aperçois que j’ai eu tort [...] J’aurais dû dire : « L’État ouvrier est une abstraction. En réalité, nous avons un État ouvrier qui présente, d’abord, la particularité que c’est la population paysanne et pas la population ouvrière qui y prédomine et qu’ensuite c’est un État ouvrier à déformations bureaucratiques ». Il découle de cet épisode deux conclusions : Lénine attachait une telle importance à une définition sociologique de l’État qu’il jugeait nécessaire de se corriger lui-même au plus chaud d’une polémique ! Mais Shachtman est si peu intéressé par la nature de classe de l’Union soviétique que, vingt après, il n’a relevé ni l’erreur de Lénine, ni sa correction ! Je ne m’attarderai pas ici à discuter la question de savoir si Lénine avait raison de diriger son argument contre moi. Je crois qu’il a eu tort : il n’y avait pas de divergence entre nous sur la définition de l’État. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit maintenant. La formulation théorique sur la question de l’État donnée par Lénine dans la citation ci-dessus — en liaison avec la correction majeure qu’il a introduite lui-même quelques jours plus tard — est tout à fait juste. Mais écoutons l’usage incroyable que fait Shachtman de la définition de Lénine : « Exactement de la même façon qu’on pouvait, il y a vingt ans », écrit-il, parler du terme « État ouvrier » comme d’une abstraction, de même il est possible de parler du terme d’« État ouvrier dégénéré » comme d’une abstraction (loc. cit., p. 14). Il va de soi que Shachtman ne comprend pas du tout Lénine. Il y a vingt ans, le terme d’« État ouvrier » ne pouvait d’aucune façon être considéré comme une abstraction en général; c’est-à-dire quelque chose d’irréel, inexistant. La définition d’« État ouvrier », juste en et par elle-même, était inadéquate en relation à la tâche particulière, à savoir la défense des ouvriers par leurs syndicats et ce n’est qu’en ce sens qu’il était abstrait. Par rapport cependant à la défense de l’U.R.S.S. contre l’impérialisme, cette même définition était en 1920, exactement comme elle l’est aujourd’hui inébranlablement concrète, faisant devoir aux ouvriers de défendre cet État. Shachtman n’est pas d’accord. Il écrit : « Tout comme il fut autrefois nécessaire, en rapport avec le problème syndical, de parler concrètement du type d’État ouvrier qui existe en Union soviétique, de même il est nécessaire, par rapport à la guerre actuelle, d’établir Te degré de dégénérescence de l’État soviétique [...]. Et le degré de la dégénérescence du régime ne peut être établi par une référence abstraite à l’existence de la propriété nationalisée, mais seulement en observant les réalités (!) des événements (!) vivants (!) ». Il est parfaitement impossible à partir de là de comprendre pourquoi, en 1920, la question du caractère de l’U.R.S.S. a été mise en rapport avec les syndicats, c’est-à-dire une question intérieure particulière du régime tandis qu’elle l’est aujourd’hui avec la défense de PU.R.S.S., c’est-à-dire la destinée entière de l’État. Dans le premier cas, l’État ouvrier était opposé aux ouvriers, dans le second... aux impérialistes. Rien d’étonnant que l’analogie boite des deux jambes : ce que Lénine opposait, Shachtman l’identifie. Si l’on prend pourtant pour argent comptant ce que dit Shachtman, il en découle que la question qui le préoccupe n’est que le degré de dégénérescence (de quoi? Un État ouvrier), c’est-à-dire des divergences d’ordre quantitatif dans une évaluation. Admettons que Shachtman ait élaboré (où ?) ce degré avec plus de précision que nous. Mais de quelle façon des divergences purement quantitatives dans l’évaluation de la dégénérescence de l’État ouvrier peuvent-elles affecter notre décision quant à la défense de PU.R.S.S.. Il est impossible de démêler le sens de tout cela. En fait, Shachtman, restant fidèle à l’éclectisme, c’est-à-dire à lui-même, n’a introduit de force dans cette discussion la question du « degré » que dans une tentative pour consolider son équilibre entre Abern et Burnham. Ce qui est en réalité en discussion maintenant, ce n’est pas du tout le degré déterminé par « les réalités des événements vivants » (quelle terminologie précise, « scientifique », « concrète », « expérimentale » !) mais la question de savoir si ces changements quantitatifs ont été transformés en changements qualitatifs, c’est-à-dire si l’U.R.S.S. est encore un État ouvrier, même dégénéré, ou si elle s’est transformée en un type nouveau d’État exploiteur. A cette question fondamentale, Shachtman n’a pas de réponse et ne sent pas le besoin d’en avoir une. Son argument ne fait qu’imiter le bruit des paroles de Lénine qui ont été prononcées dans un contexte tout autre, avaient un contenu différent et comprenaient une grosse erreur. Lénine, dans sa version corrigée, dit : « Cet État n’est pas simplement un État ouvrier, mais un État ouvrier avec des déformations bureaucratiques ». Shachtman dit : « Cet État n’est pas simplement un État ouvrier dégénéré mais... ». Shachtman n’a rien de plus à dire. Orateur et auditoire demeurent bouche bée, se regardant fixement. Que signifie dans notre programme le terme d’ « État ouvrier dégénéré »? A cette question, notre programme répond à un degré de concret amplement suffisant pour résoudre la question de la défense de I’U.R.S.S., à savoir : 1) les traits qui, en 1920, étaient une « déformation bureaucratique » du système soviétique, sont devenus maintenant un régime bureaucratique indépendant qui a dévoré les soviets, 2) la dictature de la bureaucratie, incompatible avec les tâches nationales et internationales du socialisme, a introduit et continue à introduire de profondes déformations dans la vie économique du pays également, 3) fondamentalement cependant, le système de l’économie planifiée sur la base de la propriété étatique des moyens de production, a été préservé et continue à rester une colossale conquête de l’humanité. La défaite de l’U.R.S.S. dans une guerre avec l’impérialisme signifierait non seulement la liquidation de la dictature bureaucratique, mais celle de l’économie d’État planifiée, et le démembrement du pays en sphères d’influence et une nouvelle stabilisation de l’impérialisme et un nouvel affaiblissement du prolétariat mondial. Du fait que la déformation « bureaucratique » s’est développée en un régime d’autocratie bureaucratique, nous tirons la conclusion que la défense des ouvriers par leurs syndicats (qui ont subi la même dégénérescence que l’État) est aujourd’hui, à la différence de 1920, totalement irréaliste ; il faut renverser la bureaucratie et cette tâche ne peut être accomplie que par la création d’un parti bolchevique illégal en U.R.S.S. De ce que la dégénérescence du système politique n’a pas encore mené à la destruction de l’économie d’État planifiée, nous tirons la conclusion que c’est encore le devoir du prolétariat mondial de défendre l’U.R.S.S. contre l’impérialisme et d’aider le prolétariat soviétique dans sa lutte contre la bureaucratie. Qu’est-ce au juste que Shachtman trouve abstrait dans notre définition de l’U.R.S.S. ? Quels amendements concrets propose-t-il ? Si la dialectique nous enseigne que « la vérité est toujours concrète », alors la loi s’applique avec la même vigueur à la critique. Il ne suffit pas de dire qu’une définition est abstraite. Il faut montrer exactement ce qui lui manque. Autrement la critique elle-même devient stérile. Au lieu de concrétiser ou de modifier la définition qu’il trouve abstraite, Shachtman la remplace par le vide. Ce n’est pas suffisant. Un vide, même le vide le plus prétentieux, doit être considéré comme la pire de toutes les abstractions — il peut être rempli de n’importe quel contenu. Rien d’étonnant si ce vide théorique, remplaçant l'analyse de classe, a aspiré la politique de l'impressionnisme et de l’aventurisme. « L’Économie concentrée » Shachtman continue et cite Lénine disant que « la politique est de l’économie concentrée » et qu’en ce sens, « la politique ne peut pas l’emporter sur l’économie ». De ce que dit Lénine, Shachtman tire contre moi la morale que je ne suis, moi, s’il vous plaît, intéressé que par « l’économie » (la propriété d’État des moyens de production) et que je me désintéresse de « la politique ». Cette seconde tentative pour exploiter Lénine ne vaut pas mieux que la première. L'erreur de Shachtman prend ici réellement des dimensions énormes. Lénine voulait dire : quand les processus économiques, les tâches, les intérêts, acquièrent un caractère conscient et généralisé (« concentré »), ils entrent dans la sphère politique par la vertu de ce simple fait et constituent l’essence de la politique. En ce sens, la politique en tant qu’économie concentrée s’élève au-dessus de l'activité économique quotidienne atomisée, inconsciente et généralisée. La justesse de la politique du point de vue marxiste est précisément déterminée dans la mesure où elle « concentre » profondément et sous tous les angles l’économie, c’est-à-dire où elle exprime les tendances progressistes de son développement. C’est pourquoi nous fondons notre politique, d’abord et avant tout, sur notre analyse des formes de propriété et des rapports de classe. Une analyse plus détaillée et concrète des facteurs dans la « superstructure » n’est possible pour nous que sur cette base théorique. Ainsi, par exemple, si nous devions accuser une fraction adverse de « conservatisme bureaucratique », nous chercherions immédiatement les racines sociales, c’est-à-dire les racines de classe de ce phénomène. Toute autre façon de nous comporter nous vaudrait d’être considérés comme des marxistes « platoniques », sinon comme des gens qui se contentent d’imiter le bruit des paroles qu’ils ont entendues. « La politique est de l’économie concentrée ». Cette proposition, semble-t-il, s’applique aussi au Kremlin. Ou bien, par exception à la loi générale, la politique du gouvernement de Moscou n’est pas « de l’économie concentrée » mais une manifestation de la libre volonté de la bureaucratie? Notre tentative pour réduire la politique du Kremlin à l’économie nationalisée, réfractée à travers les intérêts de la bureaucratie, provoque chez Shachtman une résistance frénétique. Il s’oriente en ce qui concerne PU.R.S.S., non à partir de la généralisation consciente de l’économie mais de « l’observation des réalités des événements vivants », c’est-à-dire au jugé, en improvisation, à travers sympathies et antipathies. Il oppose cette politique impressionniste à notre politique fondée sur la sociologie et nous accuse en même temps d’ignorer... la politique. Incroyable, mais vrai ! C’est vrai qu’en dernière analyse la politique flageolante et capricieuse de Shachtman est aussi l’expression « concentrée » de l’économie, mais, hélas, c’est celle de l’économie de la petite bourgeoisie déclassée. La comparaison avec les guerres bourgeoises Shachtman nous rappelle qu’il fut un temps où les guerres bourgeoises étaient progressistes et un autre où elles devinrent réactionnaires et qu’il n’est donc pas suffisant de donner une définition de classe de l’État belligérant. Cette proposition, loin d’éclairer la question, l’embrouille. Les guerres bourgeoises ne pouvaient être progressistes qu’un temps à l’époque où l’ensemble du régime bourgeois était progressiste, en d’autres termes à une époque où la propriété bourgeoise, par opposition à la propriété féodale, était un facteur progressiste et constructif. Les guerres bourgeoises sont devenues réactionnaires quand la propriété bourgeoise est devenue un frein au développement. Shachtman veut-il dire, en ce qui concerne l’U.R.S.S., que la propriété d’État des moyens de production est devenue un frein sur le développement et que l’extension de cette forme de propriété à d’autres pays constitue une réaction économique ? Shachtman ne veut évidemment pas dire cela. Simplement, il ne tire pas les conclusions logiques de ses propres idées. L’exemple des guerres nationales bourgeoises nous offre en réalité une leçon bien instructive, mais Shachtman passe à côté sans s’y intéresser. Marx et Engels luttaient pour une république allemande unifiée. Dans la guerre de 1870-1871, ils étaient du côté des Allemands, malgré le fait que la lutte pour l’unification était exploitée et déformée par les parasites des dynasties. Shachtman fait référence au fait que Marx et Engels se sont immédiatement retournés contre la Prusse après l’annexion de l’Alsace-Lorraine. Mais ce tournant ne fait qu’illustrer d’autant plus clairement notre point de vue. Il est inacceptable d’oublier ne fût-ce qu’une minute qu’il s’agissait d’une guerre entre deux États bourgeois. Ainsi, les deux camps avaient-ils un dénominateur de classe. Décider lequel des deux était « le moindre mal » — dans la mesure où l’histoire laissait quelque choix — n’était possible que sur la base de facteurs supplémentaires. Côté allemand, il s’agissait de créer un État bourgeois national en tant qu’arène économique et culturelle. L’État national était, pendant cette période, un facteur historique progressiste. C’est dans cette mesure que Marx et Engels étaient du côté des Allemands, malgré les Hohenzollern et leurs Junker. L’annexion de l’Alsace-Lorraine violait le principe de l’État national, tant vis-à-vis de l’Allemagne que vis-à-vis de la France, et posait les bases d’une guerre de revanche. Marx et Engels, naturellement, ont opéré un brutal revirement, contre la Prusse. Ils ne prenaient nullement par là le risque d’aider un système inférieur d’économie contre un système supérieur puisque, répétons-le, les rapports bourgeois prévalaient dans les deux camps. Si la France avait été en 1870 un État ouvrier, Marx et Engels auraient été pour elle depuis le début puisque — il est incongru d’avoir à le rappeler — c’était le critère de classe qui dirigeait leurs activités. Aujourd’hui, dans les vieux pays capitalistes, il ne s’agit plus du tout de résoudre les tâches nationales. Au contraire, l’humanité souffre de la contradiction entre les forces productives et le cadre trop étroit de l’État national. L’économie planifiée sur la base de la propriété socialiste libérée des frontières nationales est la tâche du prolétariat international, avant tout en Europe. C’est précisément elle qui est exprimée dans notre mot d’ordre des « États-Unis d’Europe » ! L’expropriation des propriétaires en Pologne et en Finlande est un facteur progressiste en elle-même et par elle-même. Les méthodes bureaucratiques du Kremlin occupent exactement la même place dans ce processus qu’occupaient dans l’unification les méthodes dynastiques des Hohenzollern. Chaque fois que nous sommes placés devant la nécessité de choisir entre la défense de formes de propriétés réactionnaires par des mesures réactionnaires et l’introduction de formes progressistes de propriété par des mesures bureaucratiques, nous ne mettons nullement les deux camps sur le même plan, mais nous choisissons le moindre mal. Il n’y a pas en cela plus de « capitulation » devant le stalinisme qu’il n’y avait, de la part de Marx et Engels, capitulation devant les Hohenzollern. Il est inutile d’ajouter que le rôle des Hohenzollern dans la guerre de 1870-1871 ne justifia ni le rôle historique général de cette dynastie ni même son existence. Le défaitisme conjoncturel ou Colomb et l’Œuf Vérifions maintenant comment Shachtman, aidé d’un vide théorique, opère avec les « réalités du monde vivant » dans une question particulièrement vitale. Il écrit : « Nous n’avons jamais soutenu la politique internationale du Kremlin [...] mais qu’est-ce que la guerre ? La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens. Alors pourquoi soutenir la guerre qui est la continuation d’une politique internationale que nous n’avons pas soutenue et que nous ne soutenons pas ? » (loc. cit. p. 15) On ne peut nier la cohérence de l’argument ; sous la forme d’un pur syllogisme, on nous présente ici une théorie achevée du défaitisme. C’est simple comme Colomb et son œuf. Puisque nous n’avons jamais soutenu la politique internationale du Kremlin, nous ne devons jamais soutenir l'U.R.S.S Alors, pourquoi ne pas le dire ? Nous avons rejeté la politique nationale et internationale du Kremlin avant le pacte germano-soviétique et avant l’invasion de la Pologne par l’Armée rouge. Cela signifie que « les réalités des événements vivants » de l’an dernier n’ont pas la moindre influence sur cette affaire. Si nous étions autrefois défensiste par rapport à l’U.R.S.S., c’était seulement par inconséquence. Shachtman révise non seulement la politique actuelle de la IVe Internationale, mais aussi le passé. Puisque nous sommes contre Staline, nous devons donc être aussi contre l’U.R.S.S. Staline est depuis longtemps de cet avis. Shachtman n’y est arrivé que récemment. De son rejet de la politique du Kremlin découle un défaitisme complet et indivisible. Alors, pourquoi ne pas le dire ? Mais Shachtman ne peut s’y résoudre. Dans un passage un peu plus haut, il écrit : « Nous disons — la minorité continue de le dire — que si les impérialistes attaquent l’Union soviétique avec pour objectif d’écraser les dernières conquêtes de la révolution d’Octobre et de réduire la Russie à un groupe de colonies, nous défendrons inconditionnellement l’Union soviétique » (loc. cit. p. 15). Permettez, permettez, permettez! La politique internationale du Kremlin est réactionnaire ; la guerre est la continuation de sa politique réactionnaire ; nous ne pouvons soutenir une guerre réactionnaire. Et comment se fait-il que, subitement, si les méchants impérialistes « attaquent » l’U.R.S.S. et poursuivent l’objectif blâmable de la transformer en colonie, alors, dans ces conditions exceptionnelles, Shachtman va défendre l’U.R.S.S... inconditionnellement ? Quel sens cela a-t-il ? Où est la logique ? Ou bien Shachtman, suivant l’exemple de Burnham, a-t-il lui aussi relégué la logique dans la sphère de la religion et autres pièces de musée ? En fait, la clé de ce galimatias réside dans le fait que la déclaration « Nous n’avons jamais supporté la politique internationale du Kremlin » est une abstraction. Il faut la disséquer et la concrétiser. Dans sa politique actuelle, extérieure et intérieure, la bureaucratie se dispose, d’abord et avant tout, pour la défense de ses propres intérêts parasitaires. Dans cette mesure, nous menons contre elle une lutte à mort, mais, en dernière analyse, sous une forme très déformée, les intérêts de l’État ouvrier se reflètent à travers les intérêts de la bureaucratie. Ces intérêts, nous les défendons par nos propres méthodes. Ainsi nous ne luttons pas du tout contre le fait que la bureaucratie sauvegarde (à sa façon) la propriété d’État, le monopole du commerce extérieur, ou refuse de payer les dettes tsaristes. Pourtant, dans une guerre entre l’U.R.S.S. et le monde capitaliste — indépendamment des incidents qui conduiraient à une telle guerre ou aux objectifs de tel ou tel gouvernement — ce dont il s’agit c’est précisément du destin de celles des conquêtes historiques que nous défendons inconditionnellement, c’est-à-dire en dépit de la politique réactionnaire de la bureaucratie. La question se réduit par conséquent — en dernière et décisive instance — à la nature de classe de l’U.R.S.S. Lénine déduisait la politique du défaitisme du caractère impérialiste de la guerre, mais il n’en restait pas là. Il déduisait le caractère impérialiste de la guerre d’une étape spécifique du développement du régime capitaliste et de sa classe dirigeante. Dans la mesure où le caractère de la guerre est déterminé précisément par le caractère de classe de la société et de l’État, Lénine recommandait qu’en déterminant notre politique par rapport à la guerre impérialiste, nous fassions abstraction de circonstances « concrètes » comme démocratie ou monarchie, agression ou défense nationale. En opposition à cela, Shachtman propose que nous déduisions le défaitisme de conditions conjoncturelles. Le défaitisme est indifférent au caractère de classe de l’U.R.S.S. et de la Finlande. Il se contente des traits réactionnaires de la bureaucratie et de l’ « agression ». Si la France, l’Angleterre ou les États-Unis envoient avions et canons à la Finlande, cela ne pèse en rien dans la détermination de la politique de Shachtman. Mais si les troupes britanniques débarquent en Finlande, Shachtman va mettre un thermomètre sous la langue de Chamberlain et déterminer ses intentions — chercher à savoir s’il cherche seulement à sauver la Finlande de la politique impérialiste du Kremlin ou si, en outre, il cherche à renverser « les dernières conquêtes d’Octobre ». Se conformant strictement aux indications de son thermomètre, Shachtman le défaitiste est prêt à se changer en défensiste. C’est pourquoi il veut remplacer les principes abstraits par les « réalités des événements vivants ». Shachtman, on l’a déjà vu, réclame avec insistance que l’on cite des précédents : quand et où, dans le passé, les dirigeants de l’opposition ont-il manifesté un opportunisme petit-bourgeois? La réponse que je lui ai déjà donnée sur ce point peut être complétée par deux lettres que nous avons échangées sur la question du défensisme et des méthodes du défensisme en rapport avec les événements de la révolution espagnole. Shachtman m’écrivait, le 18 septembre 1937 : « Vous dites : “ Si nous avions un député aux Cortès, il voterait contre le budget militaire de Negrin ”. A moins qu’il s’agisse d’une erreur typographique, il nous semble que c’est un non-sens. Si, ainsi que nous le soutenons tous, l’élément de guerre impérialiste n’est pas à présent dominant dans la lutte espagnole, et si, au lieu de cela, l’élément décisif est encore la lutte entre la démocratie bourgeoise décadente, avec tout ce que cela implique, d’un côté, et le fascisme de l’autre, et si, en outre, nous sommes obligés de donner une assistance militaire à la lutte contre le fascisme, nous ne voyons pas comment il serait possible de voter aux Cortès contre le budget militaire [...] Si un camarade socialiste demandait à un bolchevik-léniniste sur le front de Huesca pourquoi son représentant aux Cortès vote contre la proposition de Negrin de consacrer un million de pesetas à acheter des fusils pour le front, que répondrait ce bolchevik-léniniste ? Il ne nous semble pas qu’il puisse avoir une réponse satisfaisante » (Souligné par moi). Cette lettre me consterna. Shachtman voulait exprimer sa confiance dans le perfide gouvernement Negrin sur la base purement négative qu’un « élément de guerre impérialiste » n’était pas prédominant en Espagne. Le 20 septembre 1937, je répondis à Shachtman : « Voter le budget militaire du gouvernement Negrin signifie lui voter la confiance politique [...] Le faire serait un crime. Comment pourrions-nous expliquer notre vote aux travailleurs anarchistes? Très simplement. Nous n’avons pas la moindre confiance dans la capacité de ce gouvernement à conduire la guerre et assurer la victoire. Nous accusons ce gouvernement de protéger les riches et d’affamer les pauvres. Il faut écraser ce gouvernement. Tant que nous ne sommes pas assez forts pour le remplacer, nous combattons sous ses ordres, mais à chaque occasion nous exprimons ouvertement que nous n’avons pas confiance en lui : c’est l’unique possibilité pour mobiliser politiquement les masses contre ce gouvernement et de préparer son renversement. Toute autre politique serait une trahison de la révolution ». Le ton de ma réponse ne reflète que faiblement la... stupeur que la politique opportuniste de Shachtman produisit en moi. Des erreurs isolées sont évidemment inévitables, mais aujourd’hui, deux ans et demi plus tard, cette correspondance est éclairée d’une lumière nouvelle. Puisque nous défendons la démocratie bourgeoise contre le fascisme, raisonne Shachtman, nous ne pouvons pas refuser notre confiance au gouvernement bourgeois. En appliquant ce même théorème à l’U.R.S.S., il se transforme en son contraire... puisque nous n’avons pas confiance dans le gouvernement du Kremlin nous ne pouvons donc pas défendre l’État ouvrier. Le pseudo-radicalisme verbal dans cet exemple également n’est que l’envers de l’opportunisme. Renonciation au critère de classe Revenons-en une fois de plus à l’A.B.C. Dans la sociologie marxiste, le point de départ est la définition de classe d’un phénomène donné, État, parti, tendance philosophique, école littéraire, etc. Dans la plupart des cas cependant, la simple définition de classe ne convient pas, car une classe est formée de couches différentes, passe par des stades différents de développement, est soumise à l’influence d’autres classes. Pour une analyse complète, il faut tenir compte des facteurs de deuxième ou de troisième ordre, soit en partie, soit totalement, en fonction du but recherché. Mais, pour un marxiste, il est impossible de faire une analyse sans avoir donné une caractérisation de classe du phénomène considéré. Les os et les muscles ne sont pas toute l’anatomie d’un animal. Mais un traité d’anatomie qui essaierait de faire « abstraction » des os et des muscles, resterait suspendu en l’air. La guerre n’est pas un organe, mais une fonction de la société, c’est-à-dire de la classe dominante. On ne peut définir ni étudier une fonction sans connaître l’organe qui l’exerce, en l’occurrence l’État ; on ne peut acquérir une compréhension scientifique de l’organe sans comprendre la structure générale de l’organisme, c’est-à-dire la société. Les os et les muscles de la société sont les forces productives et les rapports de classe (de propriété). Shachtman croit possible d’étudier une fonction, à savoir la guerre, « concrètement » indépendamment de l’organe auquel elle appartient, c’est-à-dire l’État. N’est-ce pas monstrueux ? Cette erreur fondamentale est complétée par une autre, également criante. Après avoir détaché la fonction de l’organe, Shachtman, en étudiant la fonction elle-même, contrairement à toutes ses promesses, non seulement ne va pas de l’abstrait au concret, mais au contraire noie le concret dans l’abstrait. La guerre impérialiste est l’une des fonctions du capital financier, c’est-à-dire de la bourgeoisie à une certaine étape de son développement reposant sur le capitalisme d’une structure spécifique, à savoir le capitalisme monopoleur. Cette définition est assez concrète pour nos conclusions politiques fondamentales; mais en étendant le terme de guerre impérialiste pour recouvrir aussi l’État soviétique, Shachtman coupe l’herbe sous ses propres pieds. Pour avoir même un semblant de justification pour appliquer le même terme à l’expansion du capital financier et à l’expansion de l’État ouvrier, Shachtman est obligé de se désintéresser totalement de la structure sociale des deux États en proclamant qu’elle est... une abstraction. C’est ainsi que, jouant à cache-cache avec le marxisme, Shachtman donne au concret l’étiquette d’abstrait et nous présente l’abstrait comme concret ! Ce jeu révoltant avec la théorie n’est pas un hasard. N’importe quel petit-bourgeois aux États-Unis, sans exception, est prêt à appeler « impérialiste » toute conquête de territoire, surtout aujourd’hui où les États-Unis ne sont pas occupés à conquérir des territoires. Mais si l’on dit à ce même petit-bourgeois que toute la politique extérieure du capital financier est impérialiste indépendamment de savoir s’il est occupé sur le moment à annexer des territoires ou à « défendre » la Finlande contre l’annexion... alors il sursaute dans une saine indignation. Naturellement la direction de l’Opposition diffère beaucoup d’un petit-bourgeois moyen quant aux objectifs comme au niveau politique. Mais ils ont malheureusement en commun des racines de pensée. Le petit-bourgeois tend inévitablement à détacher les événements politiques de leur fondement social, car il y a conflit organique entre une approche de classe des faits et la position sociale comme l’éducation de la petite bourgeoisie. Encore une fois la Pologne Ma remarque selon laquelle le Kremlin, avec ses méthodes bureaucratiques, donne une impulsion à la révolution socialiste en Pologne, Shachtman en fait une affirmation selon laquelle « une révolution bureaucratique du prolétariat » serait possible. Ce n’est pas seulement faux, c’est déloyal. J’ai soigneusement pesé mes termes : il ne s’agit pas de « révolution bureaucratique », mais seulement d’impulsion bureaucratique. Nier cette impulsion, c’est nier la réalité. Les masses populaires en Ukraine occidentale et en Biélorussie, en tout cas, ont ressenti cette impulsion, compris sa signification et l’ont utilisée pour accomplir un renversement complet des rapports de propriété. Un parti révolutionnaire qui n’aurait pas remarqué à temps cette impulsion et aurait refusé de l’utiliser, ne serait bon qu’à la poubelle. Cette impulsion dans la direction de la révolution socialiste n’était possible que parce que la bureaucratie de I’U.R.S.S. repose et plonge ses racines dans l’économie d’un État ouvrier. L’utilisation de cette « impulsion » par les Biélorusses et Ukrainiens n’a été possible qu’à travers la lutte de classes dans les territoires occupés et la puissance d’exemple de la révolution d’Octobre. Finalement le fait que ce mouvement de masse révolutionnaire ait été étranglé rapidement a été possible du fait de l’isolement de ce mouvement et de la puissance de la bureaucratie soviétique. Quiconque ne comprend pas l’interaction dialectique entre ces trois facteurs, l’État ouvrier, les masses opprimées et la bureaucratie bonapartiste, ferait mieux de ne pas bavarder au sujet de la Pologne. Aux élections à l’assemblée nationale d’Ukraine occidentale et de Biélorussie occidentale, le programme électoral, évidemment dicté par le Kremlin, comprenait trois points importants : l’inclusion des deux provinces dans la Fédération de l’U.R.S.S., la confiscation des domaines des seigneurs au profit des paysans, la nationalisation de la grande industrie et des banques. Les démocrates ukrainiens, si l’on en juge d’après leur conduite, ont considéré comme un moindre mal l’unification sous la domination d’un État unique. Et, du point de vue de leur lutte à venir pour leur indépendance, ils ont raison. Quant aux deux autres points du programme, on aimerait penser qu’il n’existe aucun doute dans nos rangs quant à leur caractère progressiste. Cherchant à contester la réalité, à savoir que ce sont les seules fondations sociales de l’U.R.S.S. qui ont obligé le Kremlin à établir ce programme révolutionnaire, Shachtman fait référence à la Lithuanie, l’Estonie et la Lettonie, où tout est resté comme autrefois. Argument incroyable ! Personne n’a dit que la bureaucratie soviétique veut ou peut toujours et partout réaliser l’expropriation de la bourgeoisie. Nous disons seulement qu’aucun autre gouvernement n’aurait pu accomplir ce bouleversement social que la bureaucratie du Kremlin, en dépit de son alliance avec Hitler, a été obligée de sanctionner en Pologne orientale. Sans lui, elle n’aurait pu incorporer ce territoire à la fédération de l’U.R.S.S. Shachtman est au courant de ce bouleversement. II ne peut le nier. II est incapable de l’expliquer. Mais il essaie néanmoins de sauver la face. Il écrit : « Dans l’Ukraine polonaise et la Russie blanche, où l’exploitation de classe était aggravée par l’oppression nationale,[...] les paysans ont commencé à prendre les terres, à chasser les grands propriétaires qui étaient déjà à moitié en fuite », etc. (loc. cit. p. 16). L’Armée rouge, assure-t-il, n’a eu aucun lien avec tout cela. Elle n’est entrée en Pologne qu’en tant que « force contre-révolutionnaire » afin de réprimer ce mouvement. Mais pourquoi les ouvriers et paysans de la Pologne occidentale prise par Hitler n’ont-ils pas fait une révolution? Pourquoi sont-ce principalement des révolutionnaires, des « démocrates » et des Juifs qui s’en sont enfuis, tandis qu’en Pologne orientale ce sont principalement les grands propriétaires et les capitalistes qui ont pris la fuite ? Shachtman manque de temps pour élaborer tout cela, il s’est empressé de m’expliquer que la conception de « révolution bureaucratique » est absurde, car l’émancipation des travailleurs ne peut être que l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. N’ai-je pas raison de répéter que Shachtman se croit, de toute évidence, dans un jardin d’enfants? Dans l’organe parisien des mencheviks — lesquels ont une attitude plus « inconciliable » encore, si c’est possible, à l’égard de la politique étrangère du Kremlin que Shachtman —, on rapporte que « très souvent, au moment de l’approche des troupes soviétiques (c’est-à-dire avant leur entrée dans un district donné. L.T.) des comités paysans se répandent partout, les organes élémentaires de l’auto-gouvernement paysan ». Les autorités militaires se sont évidemment hâtées de subordonner ces comités aux organes bureaucratiques établis par elles dans les villes. Elles ont néanmoins été obligées de prendre appui sur les comités paysans, puisque, sans eux, il était impossible de réaliser la révolution agraire. Le dirigeant menchevique Dan écrivait le 19 octobre : « Selon le témoignage unanime de tous les observateurs, l’apparition de l’armée soviétique et de la bureaucratie soviétique donne, non seulement dans le territoire qu’ils occupent, mais au-delà de ses limites — une impulsion (!!!) aux troubles sociaux et aux transformations sociales ». Cette « impulsion », on le remarquera, n’est pas une invention de moi, mais du « témoignage unanime de tous les observateurs » qui ont des yeux et des oreilles. Dan va même plus loin et émet l’hypothèse que « les vagues provoquées par cette impulsion vont notamment heurter l’Allemagne avec force dans relativement peu de temps mais aussi dans une plus ou moins grande mesure, tous les autres États ». Un autre auteur menchevique écrit : « Bien qu’on ait tout tenté au Kremlin pour éviter quelque chose qui retentisse comme la grande révolution, le fait même de l’entrée des troupes soviétiques dans les territoires de Pologne orientale avec ses rapports agraires semi-féodaux depuis longtemps surannés, devait provoquer un turbulent mouvement agraire. A l’approche des troupes soviétiques, les paysans ont commencé à prendre les terres des grands propriétaires et à former des comités paysans ». Vous remarquerez : avec l’approche des troupes soviétiques, pas du tout leur retrait comme l’impliqueraient les affirmations de Shachtman. Je cite le témoignage des mencheviks parce qu’ils sont bien informés, les sources de leur information venant avec les émigrés polonais et juifs qui sont leurs amis et se sont réfugiés en France, et aussi parce qu’ayant capitulé devant la bourgeoisie française, ces messieurs ne peuvent pas être suspects de capituler devant le stalinisme ! Le témoignage des mencheviks est d’ailleurs confirmé par les comptes rendus de la presse bourgeoise : « La révolution agraire en Pologne soviétique a eu la force d’un mouvement spontané. Aussitôt que la nouvelle se fût répandue que l’Armée rouge avait franchi la rivière Zbrucz, les paysans commencèrent à se partager les terres des seigneurs. La terre a été donnée en priorité aux petits fermiers et environ 30 % des terres agricoles ont été ainsi expropriées » (New York Times, 17 janvier 1940). En guise d’argument nouveau, Shachtman me renvoie ce que j’ai dit, que l’expropriation des propriétaires en Pologne orientale ne peut modifier notre appréciation de la politique générale du Kremlin. Bien sûr que non ! Personne ne l’a proposé. Avec l’aide de l’Internationale communiste, le Kremlin a à tel point désorienté et démoralisé la classe ouvrière qu’il a non seulement facilité l’éclatement de la nouvelle guerre impérialiste mais a également rendu très difficile l’utilisation de cette guerre pour une révolution. En comparaison de ces crimes, le bouleversement social accompli dans deux provinces, qui a en outre été payé de l’asservissement de la Pologne, n’est bien entendu que d’une importance secondaire et n’altère pas le caractère réactionnaire en général de la politique du Kremlin. Mais — et c’est à l’initiative de l’opposition elle-même — la question posée maintenant n’est pas celle de la politique générale, mais celle de sa réfraction dans des conditions spécifiques de temps et de lieu. Pour les paysans de Galicie et de Biélorussie occidentale, le bouleversement agraire a été de la plus haute importance. La IVe Internationale n’aurait pas pu le boycotter sous le prétexte que l’initiative en revenait à la bureaucratie réactionnaire. Notre devoir absolu était d’y prendre part à côté des ouvriers et des paysans et, dans cette mesure, de l’Armée rouge. En même temps, il était indispensable de mettre inlassablement en garde les masses contre le caractère généralement réactionnaire de la politique du Kremlin et les dangers qu’elle comporte pour les territoires occupés. Savoir comment combiner ces deux tâches ou plus précisément ces deux aspects d’une seule et même tâche — c’est exactement en quoi consiste la politique bolchevique. Encore une fois : la Finlande Ayant ainsi manifesté une si singulière perspicacité dans la compréhension des événements en Pologne, Shachtman me tombe dessus avec une autorité redoublée à propos des événements de Finlande. Dans mon article « Une Opposition petite-bourgeoise », j’ai écrit que « la guerre soviéto-finlandaise commence selon toute apparence à se doubler d’une guerre civile dans laquelle l’Armée rouge, pour le moment, se trouve dans le même camp que les petits paysans et les ouvriers finnois ». Cette formule extrêmement prudente n’a pas rencontré l’approbation de mon impitoyable juge. Mon appréciation des événements de Pologne l’avait déjà mis hors de lui. « Je trouve encore moins (de preuves) pour vos remarques — comment dire ? — ahurissantes sur la Finlande », écrit Shachtman à la page 16 de sa « Lettre ». Je suis tout à fait désolé que Shachtman choisisse d’être ahuri plutôt que de réfléchir. Dans les Pays Baltes, le Kremlin a limité ses tâches à des conquêtes stratégiques avec le calcul incontestable qu’à l'avenir ces bases militaires stratégiques permettront la soviétisation de ces anciennes parties de l’empire tsariste également. Ces succès remportés dans la Baltique grâce à la menace diplomatique, se sont pourtant heurtés à la résistance de la Finlande. Prendre son parti de cette résistance aurait signifié pour le Kremlin mettre en question son « prestige » et par conséquent ses succès en Estonie, en Lettonie et en Lithuanie. Ainsi, contrairement à ses plans initiaux, le Kremlin a-t-il été obligé de recourir à la force armée. Dès lors, toute personne sensée se pose la question suivante : le Kremlin veut-il seulement faire peur à la bourgeoisie finlandaise et l’obliger à faire des concessions, ou doit-il maintenant aller plus loin ? Naturellement il ne pouvait y avoir aucune réponse « automatique » à cette question. Il fallait — à la lumière des tendances générales — s’orienter sur des symptômes concrets. Les dirigeants de l’opposition en sont incapables. Les opérations militaires ont commencé le 30 novembre. Le jour même, le comité central du parti communiste finnois, siégeant incontestablement, soit à Leningrad soit à Moscou, a lancé par radio un manifeste au peuple laborieux de Finlande. Ce manifeste affirmait : « Pour la deuxième fois dans l’histoire de la Finlande, la classe ouvrière finnoise commence la lutte contre le joug de la ploutocratie. La première expérience des ouvriers et des paysans en 1918 s’est terminée par la victoire des capitalistes et des propriétaires fonciers. Mais cette fois [...] le peuple travailleur vaincra ! » Ce manifeste à lui seul indique qu’il ne s’agissait pas d’une tentative de faire peur au gouvernement bourgeois de Finlande, mais d’un plan pour provoquer l’insurrection dans le pays et compléter l’invasion de l’Armée rouge par une guerre civile. La déclaration du prétendu Gouvernement populaire du 2 décembre affirme : « Dans plusieurs régions du pays, le peuple s’est déjà soulevé et a proclamé l’établissement d’une république démocratique. » Cette affirmation est manifestement une invention, autrement le manifeste aurait mentionné les endroits où s’étaient produites ces tentatives d’insurrection. Il est cependant possible que des tentatives isolées, préparées de l’extérieur, aient échoué et que justement pour cela on ait jugé mieux de ne pas entrer dans les détails. En tout cas, les nouvelles concernant les « insurrections » ont constitué un appel à l’insurrection. En outre, la déclaration donnait l’information de la constitution du « premier corps finnois qui, au cours des batailles prochaines, va être agrandi par des volontaires venus des rangs des ouvriers et paysans révolutionnaires ». Que ce « corps » ait compté mille hommes ou cent seulement, sa signification est indiscutable dans la détermination de la politique du Kremlin. En même temps, des dépêches ont annoncé les expropriations de grands propriétaires dans les régions frontières. Il n’y a pas le moindre doute que c’est exactement ce qui s’est produit au cours de la première avance de l’Armée rouge. Mais, même si on considère ces dépêches comme des inventions, elles conservent tout leur sens en tant qu’appel à la révolution agraire. J’étais donc parfaitement fondé à affirmer que « la guerre soviéto-finlandaise commence selon toute apparence à se doubler d’une guerre civile ». Au début de décembre, il est vrai, je n’avais à ma disposition qu’une partie de ces faits. Mais dans le contexte général et, je me permets de l’ajouter, grâce à une compréhension de sa logique interne, les symptômes isolés m’ont permis de tirer les conclusions nécessaires concernant la direction de la lutte tout entière. Sans de telles conclusions à moitié a priori, on peut être un observateur qui raisonne, mais en aucun cas un participant actif aux événements. Mais pourquoi l’appel du « Gouvernement Populaire » n’a-t-il pas immédiatement provoqué de réponse massive ? Pour trois raisons. D’abord, la Finlande est complètement dominée par un appareil militaire réactionnaire, soutenu non seulement par la bourgeoisie, mais par les couches supérieures de la paysannerie et de l’aristocratie ouvrière ; deuxièmement, la politique du Kremlin a réussi à transformer le parti communiste finnois en facteur insignifiant ; troisièmement, le régime de l’U.R.S.S. n’est en rien capable de soulever l’enthousiasme dans les masses laborieuses finnoises. Même en Ukraine de 1918 à 1920, les paysans ne répondaient que très lentement aux appels à s’emparer des grands domaines parce que le pouvoir soviétique local était encore très faible et que toute victoire des Blancs apportait avec elle d’impitoyables expéditions punitives. Il est moins surprenant encore que les paysans pauvres finnois tardent à répondre à un appel pour une révolution agraire. Pour mettre les paysans en mouvement, il faut des succès sérieux de l’Armée rouge. Mais pendant sa première offensive mal préparée, l’Armée rouge n’a connu que des échecs. Dans de telles conditions, il ne pouvait même pas être question d’un soulèvement paysan. On ne pouvait s’attendre dans ces conditions-là, à cette étape, à une guerre civile en Finlande, mes calculs parlaient très précisément de doubler les opérations militaires par des mesures de guerre civile. Je ne pensais — au moins tant que l’armée finlandaise n’était pas défaite — qu’aux territoires occupés et aux régions voisines. Aujourd’hui, 17 janvier, au moment où j’écris ces lignes, des dépêches de source finnoise annoncent qu’une des provinces-frontières a été envahie par des détachements de Finnois émigrés et qu’il s’y livre des combats littéralement fratricides Qu’est-ce donc, si ce n’est pas un épisode de guerre civile ? En tout cas, il n’est pas douteux qu’une nouvelle progression de l’Armée rouge en Finlande va confirmer à chaque pas notre appréciation générale de la guerre. Shachtman n’a ni analyse des événements ni un semblant de pronostic. II se cantonne dans une noble indignation et, pour cette raison, à chaque pas, il s’embourbe un peu plus. L’appel du « Gouvernement Populaire » appelle au contrôle ouvrier. Qu’est-ce que ça peut signifier? s’exclame Shachtman. Il n’y a pas de contrôle ouvrier en U.R.S.S. ; d’où sortira-t-il en Finlande? C’est triste à dire, Shachtman révèle une totale incompréhension de la situation. En U.R.S.S., le contrôle ouvrier est un stade complètement dépassé. Du contrôle sur la bourgeoisie, on en est passé là à l’administration de l’industrie nationalisée. De l’administration ouvrière... à la décision bureaucratique. Un nouveau contrôle ouvrier signifierait contrôle sur la bureaucratie. En Finlande, le contrôle ouvrier ne signifie encore rien de plus que l’expulsion de la petite bourgeoisie dont la bureaucratie se propose de prendre la place. On ne doit pas en outre penser que le Kremlin est assez stupide pour essayer de gouverner la Pologne orientale ou la Finlande par le moyen de commissaires importés. Il est de la plus extrême urgence pour le Kremlin d’extraire un nouvel appareil administratif des masses laborieuses des pays occupés. Cette tâche ne peut être résolue qu’en plusieurs étapes. La première est celle des comités paysans et des comités de contrôle ouvrier. Shachtman se cramponne même au fait que le programme de Kuusinen est « formellement le programme d’une “ démocratie ” bourgeoise ». Veut-il dire par là que le Kremlin est plus intéressé à établir la démocratie bourgeoise en Finlande qu’à intégrer la Finlande dans le cadre de l’U.R.S.S. ? Shachtman ne sait pas lui-même ce qu’il veut dire. En Espagne, que Moscou ne préparait pas à une union avec l’U.R.S.S., il s’agissait en fait de démontrer la capacité du Kremlin à protéger la démocratie bourgeoise contre la révolution prolétarienne. Cette tâche était dictée par les intérêts de la bureaucratie du Kremlin dans cette situation internationale particulière. Aujourd’hui, la situation est différente. Le Kremlin ne se prépare pas à démontrer son utilité à la France, à l’Angleterre et aux États-Unis. Comme ses actions l’ont prouvé, il a fermement décidé de soviétiser la Finlande — tout de suite ou en deux étapes. Le programme du gouvernement Kuusinen, même si on l’approche d’un point de vue « formel », ne diffère pas de celui des bolcheviks en novembre 1917. II est vrai que Shachtman se gausse beaucoup de l’importance que j’accorde au manifeste de « l’idiot » Kuusinen. Je me permets cependant de penser que « l’idiot » Kuusinen agissant sur oukaze du Kremlin et avec le soutien de l’Armée rouge constitue un facteur bien plus sérieux que des ribambelles de penseurs superficiels qui refusent d’approfondir la logique interne (la dialectique) des événements. En conclusion de cette remarquable analyse, Shachtman propose cette fois une politique défaitiste vis-à-vis de l’U.R.S.S., en ajoutant, à tout hasard, qu’il ne cesse pas du tout d’être « un patriote de sa classe ». Nous sommes heureux de le savoir. Mais l’ennui est que Dan, le dirigeant des mencheviks, écrivait dès le 12 novembre qu’au cas où l’Union soviétique envahirait la Finlande le prolétariat mondial « devrait prendre une attitude nettement défaitiste vis-à-vis de cette violation » (Sotsialistitcheskii Vestnik, n° 19/20, p. 43). Il faut ajouter que à travers tout le régime Kerensky, Dan fut un défensiste enragé ; même sous le tsar, il ne fut pas défaitiste. Seule l’invasion de la Finlande par l’Armée rouge en a fait un défaitiste. Naturellement, il ne cesse pas pour autant d’être « un patriote de sa classe ». Quelle classe? La question est loin d’être inintéressante. En ce qui concerne l’analyse des événements, Shachtman n’est pas d’accord avec Dan, plus proche du théâtre d’action et qui ne peut remplacer les faits par la fiction ; mais à titre de compensation, quand il s’agit des « conclusions politiques concrètes », Shachtman est devenu un « patriote » de la même classe que Dan. Dans la sociologie marxiste, si l’Opposition me le permet, cette classe s’appelle la petite bourgeoisie. La théorie des « Blocs » Pour justifier son bloc avec Burnham et Abern — contre l’aile prolétarienne du parti, contre le programme de la IVe Internationale et contre la méthode marxiste — Shachtman fait beaucoup appel à l’histoire du mouvement révolutionnaire que, selon ses propres termes, il a particulièrement étudiée pour transmettre de grandes traditions à la jeune génération. Cet objectif naturellement est excellent en soi. Mais il exige une méthode scientifique. Entre-temps, Shachtman a commencé à sacrifier à un bloc la méthode scientifique. Ses exemples historiques sont arbitraires, mal pensés et profondément erronés. Toute collaboration n’est pas un bloc au sens propre du terme. Il ne manque pas d’accords épisodiques qui ne se transforment pas et ne cherchent pas à se transformer en un bloc durable. Par ailleurs, le fait d’appartenir à un seul et même parti ne peut guère être qualifié de bloc. Le camarade Burnham et moi avons appartenu (et, je l’espère, continuerons jusqu’au bout à appartenir) au seul et même parti international ; mais ce n’est pourtant pas un bloc. Deux partis peuvent conclure un bloc à long terme contre un ennemi commun : telle était la politique du « Front populaire ». A l’intérieur d’un même parti, deux tendances voisines mais pas identiques peuvent conclure un bloc contre une troisième fraction. Pour apprécier les blocs à l’intérieur d’un parti, il y a deux questions qui ont une signification décisive : 1) d’abord et avant tout, contre qui ou quoi le bloc est-il dirigé? 2) Quel est le rapport des forces à l’intérieur du bloc? Ainsi, pour lutter contre le chauvinisme à l’intérieur de son parti, un bloc entre internationalistes et centristes est tout à fait acceptable. Le résultat d’un tel bloc dépendrait en ce cas de la clarté du programme des internationalistes, de leur cohésion et de leur discipline, car ces traits sont assez souvent plus importants dans la détermination du rapport de forces que leur force numérique. Shachtman, nous l’avons déjà dit, se réfère au bloc de Lénine avec Bogdanov. J’ai déjà indiqué que Lénine n’a pas fait la moindre concession théorique à Bogdanov. Nous allons maintenant examiner l’aspect politique du « bloc ». II faut dire d’abord qu’il ne s’agissait pas d’un bloc mais d’une collaboration dans la même organisation. La fraction bolchevique menait une existence indépendante. Lénine n’a pas formé un « bloc » avec Bogdanov contre d’autres tendances dans sa propre organisation. Au contraire, il a formé un bloc même avec les bolcheviks-conciliateurs (Doubrovinsky, Rykov et autres) contre les hérésies théoriques de Bogdanov. La question essentielle, en ce qui concernait Lénine, était de savoir s’il était possible de rester avec Bogdanov dans la même organisation qui, bien que s’appelant « fraction », avait tous les traits d’un parti. Si Shachtman ne considère pas l’opposition comme une organisation indépendante, alors sa référence au « bloc » Lénine-Bogdanov tombe en pièces. Mais l’erreur dans l’analogie ne se réduit pas à cela. La fraction-parti bolchevique a lutté contre le menchevisme qui s’était déjà à l’époque révélé comme étant totalement une agence petite-bourgeoise de la bourgeoisie libérale. C’était beaucoup plus sérieux que l’accusation de prétendu « conservatisme bureaucratique », dont Shachtman n’essaie même pas de définir les racines de classe. La collaboration de Lénine avec Bogdanov était une collaboration entre une tendance prolétarienne et une tendance centriste sectaire contre l’opportunisme petit-bourgeois. Les lignes de classe sont claires. Le « bloc » (si on emploie le terme dans ce cas) était justifié. L’histoire ultérieure du « bloc » ne manque pas de signification. Dans une lettre à Gorky, citée par Shachtman, Lénine exprima l’espoir qu’il serait possible de séparer les questions politiques des questions purement philosophiques. Shachtman oublie d’ajouter que les espoirs de Lénine ne se sont pas du tout matérialisés. Des divergences se sont développées des sommets de la philosophie jusqu’aux autres questions, y compris les plus ordinaires. Si le « bloc » n’a pas discrédité le bolchevisme, c’est seulement parce que Lénine avait un programme achevé, une méthode juste, une fraction bien soudée dans laquelle le groupe de Bogdanov n’était qu’une petite minorité instable. Shachtman a conclu un bloc avec Burnham et Abern contre l’aile prolétarienne de son propre parti. Il est impossible d’esquiver cela. Le rapport de forces dans ce bloc est entièrement contre Shachtman. Abern a sa fraction à lui. Burnham, avec l’aide de Shachtman, peut créer un semblant de fraction formée d’intellectuels déçus par le bolchevisme. Shachtman n’a pas de programme indépendant, pas de méthode indépendante, pas de fraction indépendante. Le caractère éclectique du « programme » de l’opposition est déterminé par les tendances contradictoires à l’intérieur du bloc. Au cas où le bloc s’effondre — et cet effondrement est inévitable — Shachtman émergera de la lutte avec comme résultat unique le préjudice qu’il aura porté au parti comme à lui-même. Shachtman invoque en outre le fait qu’en 1917 Lénine et Trotsky se sont unis après une longue lutte et qu’il serait par conséquent erroné de leur rappeler leurs divergences passées. Cet exemple est légèrement compromis par le fait que Shachtman l’a déjà employé une fois auparavant pour expliquer son bloc avec... Cannon contre Abern Mais en dehors de cette circonstance désagréable, cette analogie historique est complètement fausse. En rejoignant le parti bolchevique, Trotsky a reconnu totalement et sans réserves la justesse des méthodes léninistes de construction du parti. En même temps la tendance de classe intransigeante qui caractérise le bolchevisme avait corrigé un pronostic erroné. Si je n’ai pas soulevé de nouveau en 1917 la question de la « révolution permanente », c’est parce qu’elle avait été tranchée pour les deux côtés par la marche des événements. La base du travail commun était constituée, non par des combinaisons subjectives ou épisodiques, mais par la révolution prolétarienne. C’est une base solide. En outre, ce dont il s’agissait, ce n’était pas d’un « bloc », mais de l’unification dans un seul parti — contre la bourgeoisie et ses agents petits-bourgeois. A l’intérieur du parti, le bloc d’Octobre de Lénine et de Trotsky était dirigé contre les oscillations et hésitations petites-bourgeoises dans la question de l’insurrection. Tout aussi superficielle est la référence de Shachtman au bloc de Trotsky avec Zinoviev en 1926. La lutte n’était pas à l’époque menée contre le « conservatisme bureaucratique » en tant que trait psychologique de quelques individus peu sympathiques mais contre la bureaucratie la plus puissante du monde, ses privilèges, son règne arbitraire et sa politique réactionnaire. L’étendue des divergences admissibles dans un bloc est déterminée par le caractère de l’adversaire. La relation entre les éléments dans ce bloc était aussi très différente. L’Opposition de 1923 avait son propre programme et ses propres cadres composés non d’intellectuels comme l’affirme Shachtman, faisant écho aux staliniens, mais avant tout d’ouvriers. L’Opposition Zinoviev-Kamenev sur notre instance, reconnut dans un document spécial que l’opposition de 1923 avait eu raison sur toutes les questions fondamentales. Néanmoins, comme nous avions des traditions différentes et étions loin d’être d’accord sur tout, la fusion n’eut jamais lieu ; les deux groupes restèrent des fractions indépendantes. Sur certaines questions importantes, il est vrai, l’opposition de 1923 fit des concessions principielles à l’opposition de 1926 — contre mon vote — concessions que j’ai considéré et que je considère encore inadmissibles. Le fait que je n’aie pas protesté ouvertement contre ces concessions était plutôt une erreur. Mais il n’y avait de façon générale que peu de place pour des protestations publiques, car notre travail était illégal. En tout cas les deux parties connaissaient bien les points de vue de l’autre sur les questions controversées. A l’intérieur de l’opposition de 1923, 999 sur 1000, sinon plus, étaient plus sur mes positions que sur celles de Zinoviev ou Radek. Avec un tel rapport entre les deux groupes du bloc, il pouvait y avoir telle ou telle erreur partielle, mais pas l’ombre d’un aventurisme. Il en va tout autrement avec Shachtman. Qui avait raison dans le passé et exactement quand et où ? Pourquoi Shachtman a-t-il été allié d’abord à Abern, puis à Cannon et de nouveau à Abern ? L’explication donnée par Shachtman lui-même sur les luttes fractionnelles âpres passées n’est pas digne d’un personnage politique responsable, mais d’une garde de jardin d’enfants : Johnny a été un peu méchant, Max un peu, ils ont tous été un peu méchants et maintenant ils sont tous un peu gentils. Qui était méchant et en quoi, pas un mot là-dessus. Il n’y a aucune tradition. Hier est effacé des comptes — et quelle en est la raison? C’est que, dans l’organisme du parti, le camarade Shachtman joue le rôle de rein flottant. Dans sa recherche d’analogies historiques, Shachtman évite un exemple auquel pourtant son bloc actuel ressemble. Je pense au « bloc d’août » de 1912. J’ai participé activement à ce bloc. En un certain sens, je l’ai créé. Politiquement, j’étais en désaccord avec les mencheviks sur toutes les questions fondamentales. J’étais aussi en divergences avec les bolcheviks ultra-gauches, les Vpériodistes. Dans la tendance générale de la politique, j’étais beaucoup plus près des bolcheviks. Mais j’étais contre le « régime » léniniste parce que je n’avais pas encore réussi à comprendre que, pour réaliser l’objectif révolutionnaire, un parti soudé et fermement centralisé est indispensable. Aussi formai-je ce bloc épisodique d’éléments hétérogènes dirigé contre l’aile prolétarienne du parti. Dans le bloc d’août, les liquidateurs avaient leur propre fraction, les Vpériodistes avaient aussi quelque chose qui ressemblait à une fraction. J’étais isolé, avec des camarades d’idées, pas de fraction. La plupart des documents étaient écrits par moi et, en évitant les divergences de principe, cherchaient à créer un semblant d’unanimité sur « les questions politiques concrètes ». Pas un mot du passé ! Lénine soumit le « bloc d’août » à une critique impitoyable et je reçus les coups les plus durs. Lénine démontra que, dans la mesure où je n’étais politiquement d’accord ni avec les mencheviks, ni avec les vpériodistes, ma politique était de l’aventurisme. C’était sévère, mais vrai. Comme « circonstance atténuante », permettez-moi de mentionner le fait que je m’étais donné pour tâche, non de soutenir les fractions de droite ou d’ultra-gauche contre les bolcheviks, mais d’unifier le parti dans son ensemble. Les bolcheviks étaient eux aussi invités à la conférence d’août. Mais comme Lénine refusa carrément de s’unifier avec les mencheviks, je me retrouvai dans un bloc contre nature avec les mencheviks et les vpériodistes. La seconde circonstance atténuante est que le phénomène même du bolchevisme en tant que parti révolutionnaire authentique était en train de se développer alors pour la première fois — et qu’il n’avait pas de précédents dans la IIe Internationale. Je ne cherche pas en disant cela à m’absoudre de ma faute. En dépit de ma conception de la révolution permanente qui avait sans aucun doute révélé la perspective juste, je ne m’étais pas libéré à cette époque dans le domaine de l’organisation des traits du révolutionnaire petit-bourgeois. Je souffrais de la maladie du conciliationnisme envers les mencheviks et d’une grande méfiance à l’égard du centralisme léniniste. Tout de suite après la conférence d’août, le bloc commença à se décomposer en ses parties constituantes. En quelques mois je me trouvai en dehors du bloc, non seulement sur le terrain des principes, mais aussi sur celui de l’organisation. J’adresse à Shachtman aujourd’hui le même reproche que Lénine m’adressa il y a 27 ans : « Votre bloc est sans principe ! », « Votre politique est de l’aventurisme. » De tout mon cœur, j’exprime l’espoir que Shachtman tirera de ces accusations les mêmes conclusions que j’en ai tiré. Les fractions en lutte Shachtman s’étonne que Trotsky, « dirigeant de l’opposition de 1923 » soit capable de soutenir la fraction bureaucratique de Cannon. Sur cette question, comme sur celle du contrôle ouvrier, Shachtman révèle de nouveau son incapacité à percevoir la perspective historique. Il est vrai qu’en justifiant sa dictature la bureaucratie soviétique a exploité les principes du centralisme démocratique, mais encore, dans ce processus même, elle les a transformés en leur contraire. Mais cela ne discrédite pas le moins du monde les méthodes du bolchevisme. Pendant de nombreuses années, Lénine a éduqué le parti dans l’esprit de la discipline prolétarienne et du centralisme sévère. Ce faisant, il a subi très souvent les attaques des cliques et fractions petites-bourgeoises. Le centralisme bolchevique était un facteur profondément progressiste et à la fin il assura le triomphe de la révolution. Il n’est pas difficile de comprendre que la lutte de l’opposition actuelle à l’intérieur du Socialist Workers Party n’a rien de commun avec la lutte de l’Opposition russe de 1923 contre la caste bureaucratique privilégiée, mais ressemble au contraire beaucoup à la lutte des mencheviks contre le centralisme bolchevique. Cannon et son groupe sont, selon l’Opposition, « une expression » d’un type de politique qui peut être le mieux décrit par celle de « conservatisme bureaucratique ». Qu’est-ce que ça veut dire ? La domination d’une bureaucratie ouvrière conservatrice, actionnaire des profits de la bourgeoisie nationale, serait impensable sans le soutien direct ou indirect de l’État capitaliste. Le règne de la bureaucratie stalinienne serait impensable sans le G.P.U., l’armée, les tribunaux, etc. La bureaucratie soviétique soutient Staline précisément parce qu’il est le bureaucrate qui défend ses intérêts mieux que n’importe qui. La bureaucratie syndicale soutient Green et Lewis précisément parce que leurs vices, en tant que bureaucrates capables et retors, sauvegardent les intérêts matériels de l’aristocratie ouvrière. Mais sur quelle base le « conservatisme bureaucratique » repose-t-il dans le S.W.P. ? De toute évidence pas sur les intérêts matériels mais sur une sélection de types bureaucratiques en opposition à un autre camp dans lequel les novateurs, les inventeurs et les esprits dynamiques ont été réunis. L’Opposition n’indique aucun objectif, c’est-à-dire aucune base sociale pour le « conservatisme bureaucratique ». Tout est réduit à la psychologie pure. Dans de telles conditions, tout ouvrier qui pense va se dire : « Il est possible que le camarade Cannon pèche réellement dans le sens de tendances bureaucratiques — il est difficile pour moi d’en juger à distance — mais si la majorité du comité national et du parti tout entier qui ne sont pas tellement intéressés par des “ privilèges ” bureaucratiques soutiennent Cannon, ils ne le font pas à cause de ses tendances bureaucratiques mais en dépit d’elles. Cela veut dire qu’il a d’autres vertus qui compensent largement ce défaut personnel. » C’est ce que pensera un membre du parti sérieux. Et, à mon avis, il aura raison. Pour étayer leurs plaintes et leurs accusations, les dirigeants de l’Opposition rapportent des épisodes et des anecdotes sans lien, qu’on peut compter par centaines et milliers dans tout parti et que, la plupart du temps, il est impossible de vérifier. Il est très loin de moi de manifester de l’indulgence dans la critique de la partie anecdotique des documents de l’Opposition. Mais il y a un épisode à propos duquel je veux m’exprimer comme participant et témoin. Les dirigeants de l’Opposition racontent avec beaucoup de dédain comment Cannon et son groupe ont facilement accepté, apparemment sans critique et sans discussion, le programme de revendications de transition. Voici ce que j’écrivais le 15 avril 1938 au camarade Cannon, concernant l’élaboration de ce programme : « Nous vous avons envoyé le projet de programme de transition et une brève déclaration sur le Labor Party. Sans votre visite au Mexique, je n’aurais jamais pu écrire ce projet de programme parce que j’ai appris beaucoup de choses importantes au cours de la discussion qui m’ont permis d’être plus explicite et plus concret. » Shachtman connaît très bien ces circonstances puisqu’il a été l’un de ceux qui ont participé à cette discussion. Les rumeurs, les spéculations personnelles et les simples racontars occupent toujours une place importante dans les cercles petits-bourgeois où les gens sont liés, non par des liens de parti mais par des liaisons personnelles et où l’on n’a pas pris l’habitude d’aborder les événements d’un point de vue de classe. On a dit de bouche à oreille que je n’ai reçu la visite que de représentants de la majorité et qu’ils me détournent du chemin de la vérité. Chers Camarades, ne croyez pas de telles absurdités ! Je collecte les informations politiques par les mêmes méthodes que j’utilise en général pour mon travail. Une attitude critique à l’égard de l’information est un élément organique de la physionomie politique de tout homme politique. Si je n’étais pas capable de démêler, dans les informations que je reçois, le faux du vrai, quelle valeur pourraient avoir de façon générale mes jugements ? Je connais personnellement pas moins d’une vingtaine de membres de la fraction Abern. Je suis l’obligé de plusieurs pour l’aide amicale qu’ils m’apportent dans mon travail et je les considère tous, ou presque tous, comme des militants valables. Mais en même temps, je dois dire que ce qui les distingue tous à un degré ou un autre, c’est l’aura d’un milieu petit-bourgeois le manque d’expérience de la lutte de classes et, dans une certaine mesure, l’absence du besoin de lien avec le mouvement ouvrier. Leurs traits positifs les relient à la IVe Internationale. Leurs traits négatifs les rattachent à la plus conservatrice des fractions. « On serine dans l’esprit des militants une attitude “ anti-intellectuelle ” et “ anti-intellectuels ”, se plaint le document sur le “ conservatisme bureaucratique ” {Internai Bulletin, vol. 2, n° 6 ; janvier 1940, p. 12). L’argument est tiré par les cheveux. Il ne s’agit pas de ces intellectuels qui sont entièrement passés du côté du prolétariat, mais des éléments qui cherchent à faire glisser notre parti vers les positions de l’éclectisme petit-bourgeois. Ce même document déclare : “ On répand une propagande anti-New York qui est au fond à base de préjugés pas toujours sains ” (ibid.) A quels préjugés est-il fait allusion ici ? Il semble que ce soit l’antisémitisme. S’il existe dans notre parti de l’antisémitisme ou d’autres préjugés racistes, il faut mener une lutte implacable contre eux en leur portant ouvertement des coups et pas par des insinuations vagues. Mais la question des intellectuels et demi-intellectuels juifs de New York est une question sociale, pas nationale. A New York, il y a beaucoup de prolétaires juifs, mais la fraction d’Abern ne s’est pas construite sur eux. Les éléments petits-bourgeois de cette fraction se sont révélés incapables de s’ouvrir une voie vers les ouvriers juifs. Ils se contentent de leur propre milieu. Il y a dans l’histoire plus d’un exemple — ou plus exactement, cela ne se passe jamais autrement — que, avec la transition du parti d’une période à une autre, ceux des éléments qui avaient joué un rôle progressiste dans le passé, mais se sont révélés incapables de s’adapter à temps aux nouvelles tâches, se soient rapprochés face au danger et aient révélé, non leurs traits positifs, mais presque exclusivement leurs traits négatifs. C’est précisément le rôle aujourd’hui de la fraction Abern dans laquelle Shachtman joue le rôle de journaliste et Burnham celui de tête pensante. Cannon sait, insiste Shachtman, à quel point il est faux d’introduire dans la discussion actuelle la “ question Abern ”. Il sait ce que tout dirigeant du parti au courant et nombre de militants savent, à savoir que, au cours des quelques dernières années au moins, il n’y a pas eu de “ groupe Abern ” ». Je prends la liberté de faire remarquer que si quelqu’un déforme la réalité ici, ce n’est autre que Shachtman en personne. J’ai suivi le développement des relations à l’intérieur de la section américaine pendant environ dix ans. La composition spécifique et le rôle particulier joués par l’organisation de New York sont le premier élément qui m’apparut clairement. Shachtman se souviendra peut-être qu’alors que j’étais encore à Prinkipo, j’avais conseillé au comité national de quitter New York et son atmosphère de querelles de petits bourgeois, pour aller pendant un certain temps dans un centre industriel en province. En arrivant au Mexique, j’ai eu l’occasion de mieux me familiariser avec la langue anglaise et, grâce aux nombreuses visites de mes amis du Nord, d’arriver à une idée plus vivante de la composition sociale et de la psychologie politique des différents groupements. Sur la base de mes propres observations personnelles immédiates, au cours des trois dernières années, j’affirme que la fraction Abern a existé sans interruption, de façon statique, sinon dynamique. Les membres de la fraction Abern, avec un minimum d’expérience politique, sont aisément reconnaissables non seulement à leurs traits sociaux mais à leur façon d’aborder toutes les questions. Ces camarades ont toujours formellement nié leur existence en tant que fraction. Il y eut une période où certains d’entre eux ont réellement essayé de se fondre dans le parti. Mais ils l’ont fait en se faisant violence et, sur toutes les questions critiques, ils se sont manifestés au parti comme un groupe. Us avaient beaucoup moins d’intérêt pour les questions de principe, en particulier celle du changement de la composition sociale du parti, que pour les combinaisons au sommet, conflits personnels, et tout ce qui se passe en général dans l’ « état-major général ». C’est là l’école d’Abern. J’ai mis en garde avec insistance nombre de ces camarades que persister dans cette existence artificielle les conduirait tôt ou tard à une nouvelle explosion fractionnelle. Les dirigeants de l’Opposition parlent avec beaucoup d’ironie et de mépris de la composition prolétarienne de la fraction Cannon ; à leurs yeux, ce « détail » accidentel est sans importance. Qu’est-ce, sinon un dédain petit-bourgeois combiné avec de l’aveuglement? Au deuxième congrès des social-démocrates russes en 1905, quand se produisit la scission entre les bolcheviks et les mencheviks, il n’y avait en tout que trois ouvriers parmi quelques dizaines de délégués. Tous les trois se rangèrent dans la majorité. Les mencheviks se moquèrent de Lénine parce qu’il donnait à ce fait une grande importance en tant que symptôme. Les mencheviks expliquaient, eux, la position prise par ces trois ouvriers par leur « manque de maturité ». Mais on sait très bien que c’était Lénine qui avait raison. Si la partie prolétarienne de notre parti américain est « politiquement arriérée », alors la première tâche de ceux qui sont « avancés » aurait dû consister à élever les ouvriers à un niveau supérieur. Mais pourquoi l’Opposition actuelle n’a-t-elle pas su se frayer un chemin vers ces ouvriers? Pourquoi ont-ils laissé ce travail à la « clique Cannon » ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Les ouvriers ne sont-ils pas assez bons pour l’Opposition ? Ou l’Opposition ne convient-elle pas aux ouvriers ? Il serait stupide de penser que la partie ouvrière du parti est parfaite. Les ouvriers n’atteignent que petit à petit une claire conscience de classe. Les syndicats créent toujours un milieu de culture pour des déviations opportunistes. Nous nous heurterons inévitablement à ce problème dans une prochaine étape. Le parti devra plus d’une fois rappeler à ses propres syndicalistes qu’il ne faut pas que l’adaptation pédagogique aux couches les plus arriérées du prolétariat se transforme en une adaptation politique à la bureaucratie conservatrice des syndicats. Chaque nouvelle étape du développement, chaque progrès numérique du parti et le fait que ses méthodes deviennent plus complexes, ouvre non seulement des possibilités nouvelles, mais aussi des dangers nouveaux. Les ouvriers, dans les syndicats, même ceux qui ont été formés dans l’école la plus révolutionnaire, manifestent souvent une tendance à se libérer du contrôle du parti. A présent, il n’en est cependant pas question. A présent, c’est l’Opposition non-prolétarienne, traînant derrière elle la majorité de la jeunesse non-prolétarienne, qui essaie de réviser notre théorie, notre programme, notre tradition — et elle fait tout cela d’un cœur léger, en passant, pour les commodités de la lutte contre « la clique Cannon ». Actuellement, ce ne sont pas les militants syndicaux, mais les oppositionnels petits-bourgeois qui font preuve de désinvolture vis-à-vis du parti. C’est précisément pour empêcher les syndicalistes de tourner le dos au parti à l’avenir qu’il faut repousser de façon décisive les oppositionnels petits-bourgeois. Il est d’autant plus inadmissible d’oublier que les erreurs réelles ou potentielles des camarades qui travaillent dans les syndicats reflètent la pression du prolétariat américain tel qu’il est. C’est notre classe. Nous ne sommes pas prêts à capituler devant sa pression. Mais en même temps, cette pression nous indique la route historique principale. Les erreurs de l’Opposition, d’un autre côté, reflètent la pression d’une classe autre et étrangère. Une rupture idéologique avec cette classe est la condition élémentaire de nos succès à venir. Les raisonnements de l’Opposition en ce qui concerne la jeunesse sont tout à fait faux. Assurément, sans la conquête de la jeunesse prolétarienne, le parti révolutionnaire ne peut pas se développer. Mais l’ennui est que nous avons une jeunesse presque entièrement petite-bourgeoise, ayant à un degré considérable un passé social-démocrate, c’est-à-dire opportuniste. Les dirigeants de la jeunesse ont des qualités et des capacités incontestables, mais, hélas, ils ont été éduqués dans l’esprit des combinaisons petites-bourgeoises, et, si on ne les arrache pas de leur milieu habituel, si on ne les envoie pas, sans titre sonore, dans les quartiers ouvriers pour y faire un noir travail quotidien dans le prolétariat, ils peuvent être perdus à jamais pour le mouvement révolutionnaire. Par rapport à la jeunesse, comme dans les autres questions, Shachtman a malheureusement pris une position complètement fausse. Il est temps d’arrêter A quel point la pensée de Shachtman, à partir d’un point de départ erroné, s’est dégradée, on peut s’en rendre compte du fait qu’il dépeint ma position comme une défense de la « clique Cannon » et rabâche, à plusieurs reprises, sur le fait qu’en France j’ai soutenu de façon tout aussi erronée la « clique Molinier ». Tout est réduit à mon soutien d’individus isolés ou de groupes, mais indépendamment de leur programme. L’exemple de Molinier ne fait qu’épaissir le brouillard. Je vais essayer de le dissiper. Molinier était accusé non d’avoir abandonné notre programme, mais d’être indiscipliné, despotique et de s’aventurer dans toutes sortes d’aventures financières pour soutenir le parti et sa fraction. Comme Molinier est un homme d’une très grande énergie et possède d’indiscutables capacités pratiques, j’ai estimé nécessaire — non seulement dans l’intérêt de Molinier mais avant tout dans l’intérêt de l’organisation elle-même — d’épuiser toutes les possibilités de le convaincre et de le rééduquer dans l’esprit de la discipline prolétarienne. Comme nombre de ses adversaires possédaient tous ses défauts, mais aucune de ses qualités, j’ai tout fait pour les convaincre de ne pas précipiter une scission mais de mettre Molinier à l’épreuve, encore et encore. C’est ce qui constitua ma « défense » de Molinier dans la période de l’adolescence de notre section française. Considérant qu’une attitude patiente à l’égard de camarades qui se trompent ou qui sont indisciplinés, et des efforts répétés pour les rééduquer dans l’esprit révolutionnaire sont absolument nécessaires, je n’ai nullement appliqué ces méthodes seulement à Molinier. J’ai fait des tentatives d’attirer plus profondément dans le parti et de sauver Kurt Landau, Field, Weisbord, l’Autrichien Frey, le Français Treint, et un certain nombre d’autres. Dans de nombreux cas, mes efforts ont été vains : dans certains, il a été possible de sauver des camarades de valeur. En tout cas, je n’ai pas fait à Molinier la moindre concession de principe. Quand il a décidé de fonder un journal sur la base de « quatre mots d’ordre » au lieu de notre programme et de se mettre à réaliser son plan de façon indépendante, j’ai été de ceux qui ont insisté pour son exclusion immédiate. Mais je ne dissimulerai pas le fait qu’à la conférence de fondation de la IVe Internationale, j’étais pour une nouvelle mise à l’épreuve de Molinier et de son groupe dans le cadre de l’Internationale, pour voir s’ils avaient pu se convaincre de la fausseté de leur politique. Cette fois également, la tentative en ce sens n’a pas abouti. Mais je ne renonce pas à la renouveler dans des conditions appropriées une fois encore. Le plus curieux est que, parmi les adversaires les plus acharnés de Molinier, se soient trouvés des gens comme Vereeken et Sneevliet qui, après avoir rompu avec la IVe Internationale, ont réussi à s’unir à lui. Certains camarades qui ont pris connaissance de mes archives m’ont reproché amicalement d'avoir perdu et de continuer à perdre autant de temps à convaincre « des gens sans espoir ». J’ai répondu que j’ai eu souvent l’occasion de remarquer combien les gens changent avec les circonstances et que je ne suis donc pas disposé à étiqueter comme « sans espoir » des gens, même sur la base de quelques erreurs, même graves. Quand il est devenu clair pour moi que Shachtman était en train d’aller lui-même et d’entraîner toute une fraction du parti dans une impasse, je lui ai tout de suite écrit que, si j’en avais la possibilité, je prendrais l’avion tout de suite et j’irais à New York pour discuter avec lui soixante-douze heures d’affilée. Je lui ai demandé s’il ne souhaitait pas trouver la possibilité de nous rencontrer. Shachtman ne m’a pas répondu. C’est tout à fait son droit. Il est très possible que les camarades qui prendront connaissance de mes archives à l’avenir diront que, dans cette affaire aussi, ma lettre à Shachtman était de ma part un faux pas et qu’ils citent cette « erreur » de ma part en la mettant en relation avec ma défense obstinée de Molinier. Ils ne me convaincront pas. C’est une tâche très difficile que de former une avant-garde prolétarienne internationale dans les conditions présentes. Faire la chasse à des individus isolés au détriment des principes serait évidemment un crime. Mais faire tout mon possible pour ramener à notre programme des camarades de valeur qui se trompent, j’ai considéré et je considère encore cela comme mon devoir. De cette discussion sur les syndicats que Shachtman a utilisée aussi mal à propos, je cite ces paroles de Lénine que Shachtman devrait graver dans son esprit : « J’affirme que l’erreur commence toujours par être petite et qu’elle grandit ensuite. Les divergences commencent toujours par de petites choses. Il est arrivé à chacun d’avoir une petite plaie, mais si elle s’infecte, elle peut finir par un mal mortel. » Ainsi parlait Lénine le 23 janvier 1921. Il est impossible de ne pas commettre d’erreurs ; certains commettent plus et d’autres moins d’erreurs. Le devoir d’un révolutionnaire prolétarien n’est pas de persister dans l’erreur, de placer son ambition au-dessus des intérêts de la cause, mais d’appeler à s’arrêter à temps. Autrement, l’égratignure qui est déjà devenue abcès, peut mener jusqu’à la gangrène. |
Léon Trotsky > 1940 >