Léon
Trotsky : La Deuxième Guerre mondiale
(entrevue
avec J.
Klyman)
(14
février 1940)
[Source
Léon Trotsky, Œuvres 23, janvier
1940 à mai 1940.
Institut Léon Trotsky, Paris 1986, pp. 158-180]
— Que
pensez-vous du pacte germano-soviétique ? Staline était-il obligé
d’en arriver là ? Si oui, qu’aurait-il pu faire auparavant pour
l’éviter? Quand elle est entrée dans les États baltes et en
Finlande, la Russie a prétendu qu’elle y était obligée pour
assurer les conditions de sa propre défense. Croyez-vous qu’il y
avait alors la possibilité d’une agression nazie? Croyez-vous
qu’il y avait la possibilité d’une attaque des démocraties
capitalistes ?
— La
politique extérieure est l’extension et le développement de la
politique intérieure. Pour bien comprendre la politique extérieure
du Kremlin, il faut toujours tenir compte de deux facteurs : d’une
part le fait que l’U.R.S.S. soit encerclée par les pays
capitalistes, de l’autre, la position de la bureaucratie dirigeante
à l’intérieur de la société soviétique. La bureaucratie défend
l’U.R.S.S. Mais, avant tout, elle se défend elle-même à
l’intérieur de l’U.R.S.S. La position interne de la bureaucratie
est incomparablement plus vulnérable que la situation internationale
de l’U.R.S.S. La bureaucratie est impitoyable pour ses adversaires
désarmés de l’intérieur. Mais elle est extrêmement prudente, et
même parfois lâche, face à ses ennemis solidement armés de
l’extérieur. Si le Kremlin bénéficiait de l’appui des masses
populaires, s’il avait confiance dans la solidité de l’Armée
rouge, il pourrait mener une politique plus indépendante vis-à-vis
des deux camps impérialistes. Mais la réalité est bien différente.
L’isolement de la bureaucratie totalitaire dans son propre pays l’a
jetée dans les bras de l’impérialisme le plus proche, le plus
agressif et par conséquent le plus dangereux.
Dès
1934, Hitler disait à Rauschning : «Je pourrai conclure un accord
avec l’Union soviétique, quand je voudrai. » Il avait reçu à ce
sujet des assurances formelles du Kremlin lui-même. L’ancien chef
du G.P.U. à l’étranger, Walter Krivitsky, a donné des détails
très intéressants sur les relations entre Moscou et Berlin. Mais,
pour le lecteur perspicace de la presse soviétique, les véritables
plans du Kremlin n’avaient plus de secret depuis 1933. Staline
craignait par-dessus tout une grande guerre. Pour y échapper, il se
fit l’assistant irremplaçable de Hitler.
Il
serait toutefois incorrect de conclure que la campagne de cinq années
menée par Moscou en faveur d’un « front uni des démocraties »
et de la « sécurité collective » (1935-39) n’était qu’une
simple escroquerie ainsi que la présente le même Krivitsky qui, de
son bureau du G.P.U., ne voyait qu’un aspect de la politique de
Moscou et pas l’ensemble. Quand Hitler dédaignait la main qu’il
lui tendait, Staline était obligé d’envisager sérieusement
l’autre terme de l’alternative : l’alliance avec les
démocraties impérialistes. Le Comintern ne comprit naturellement
pas ce dont il s’agissait et fit du tapage « démocratique » se
bornant à exécuter ses instructions. Par ailleurs, Hitler ne
pouvait pas se tourner vers Moscou au moment où il avait besoin de
la neutralité bienveillante de l’Angleterre. Le spectre du
bolchevisme était plus que tout nécessaire pour éviter que les
conservateurs britanniques considèrent d’un œil soupçonneux le
réarmement de l’Allemagne. Baldwin et Chamberlain allèrent même
plus loin : ils aidèrent directement Hitler à faire de la plus
grande Allemagne cette base puissante d’Europe centrale d’où
partirait l’agression mondiale.
Le
retournement de Hitler en faveur de Moscou vers le milieu de l’année
dernière avait des bases substantielles. Hitler avait reçu de la
Grande-Bretagne tout ce qu’il lui était possible d’obtenir. Il
n’était évidemment pas question que Chamberlain ajoute à la
Tchécoslovaquie, que Hitler venait d’envahir, l’Égypte et
l’Inde. Une expansion ultérieure de l’impérialisme allemand ne
pouvait être dirigée que contre la Grande-Bretagne elle-même. La
question polonaise a été la pierre d’achoppement. L’Italie se
tint prudemment à l’écart. Le comte Ciano
expliqua
en décembre 1939 que le pacte militaire italo-allemand, conclu dix
mois auparavant, excluait l’entrée en guerre des deux alliés...
avant un délai d’au moins trois ans. Toutefois, l’Allemagne,
sous la pression de ses propres armements, ne pouvait attendre.
Hitler assura à son partenaire anglo-saxon que l’annexion de la
Pologne lui ouvrait la voie vers l’Est, et seulement vers l’Est.
Mais ses adversaires conservateurs commençaient à en avoir assez
d’être bernés. La guerre était inévitable. Dans ces conditions,
Hitler n’avait pas le choix : il joua sa dernière carte,
l’alliance avec Moscou. Staline eut enfin cette poignée de mains
dont il ne cessait de rêver depuis six ans.
Les
déclarations fréquentes relevées dans la presse des démocraties,
selon lesquelles Staline avait délibérément cherché à provoquer
une guerre mondiale en s’alliant avec Hitler, doivent être tenues
pour absurdes. La bureaucratie soviétique craint une grande guerre
plus que toute classe dirigeante au monde : elle a peu à y gagner et
tout à y perdre. Compter sur la révolution mondiale ? Mais, même
si l’oligarchie profondément conservatrice du Kremlin combattait
pour la révolution, elle sait pertinemment que ce n’est pas au
début, mais à la fin des guerres que se produisent les révolutions
et que la bureaucratie de Moscou elle-même sera entraînée dans
l’abîme avant que la révolution n’atteigne les pays
capitalistes.
Au
cours des négociations de Moscou de l’an dernier, les délégués
britanniques et français ont joué un rôle plutôt pitoyable.
«Voyez-vous ces messieurs?», demandaient les agents allemands aux
maîtres du Kremlin. « Si nous nous partageons la Pologne, ils ne
bougeront même pas le petit doigt. » En signant le pacte, Staline,
avec l’étroitesse de ses vues politiques, pouvait s’attendre à
ce qu’il n’y ait pas de grande guerre. De toute façon, il se
donnait ainsi la possibilité d’échapper à la nécessité
d’entrer en guerre pour « un certain temps ». Et personne ne sait
ce qui arrivera après.
L’invasion
de la Pologne et des Pays Baltes était la conséquence inévitable
de l’alliance avec l’Allemagne. Il serait puéril de penser que
la collaboration entre Staline et Hitler repose sur une confiance
mutuelle : ces messieurs se connaissent trop bien. Pendant les
négociations de Moscou l’été dernier, le danger allemand pouvait
et devait apparaître non seulement tout à fait réel, mais encore
tout à fait immédiat. Le Kremlin supposait — on a dit que
l’influence de Ribbentrop n’y était sans doute pas pour rien —
que l’Angleterre et la France, mises devant le fait accompli de
l’invasion de la Pologne, ne bougeraient pas, de sorte que Hitler
aurait les mains libres à l’Est. Dans ces conditions, le pacte
avec l’Allemagne fut complété par des garanties matérielles
prises par la Russie contre son allié. Il est très probable que,
même en ce domaine, l’initiative revient au partenaire dynamique,
Hitler, qui propose au prudent et peu entreprenant Staline de
s’assurer des garanties par les armes. Naturellement, l’occupation
de la Pologne orientale et l’établissement de bases militaires
dans les Pays Baltes ne constituent pas un obstacle infranchissable
pour une attaque allemande : l’expérience de la dernière guerre
(1914-18) en témoigne suffisamment. Toutefois, le déplacement de la
frontière vers l’Ouest et le contrôle de la côte orientale de la
Baltique constituent des avantages stratégiques incontestables.
C’est ainsi que, grâce à son alliance avec Hitler, Staline décida
de « prendre des garanties » contre Hitler.
Non
moins importantes ont été les considérations de politique
intérieure. Après cinq ans d’agitation continue contre le
fascisme, après l’élimination de la vieille garde bolchevique et
de l’État-major général pour leur prétendue collusion avec les
nazis, l’alliance inattendue avec Hitler a été extrêmement
impopulaire dans le pays. Il était nécessaire de la justifier par
des succès brillants immédiats. L’annexion de l’Ukraine
occidentale et de la Biélorussie, la conquête pacifique de
positions stratégiques dans les Pays Baltes eurent pour but de
prouver à la population la sagesse de la politique extérieure du «
petit père des peuples ». Mais la Finlande a quelque peu bouleversé
ces plans.
—
Estimez-vous,
comme ancien chef de l’Armée rouge, qu’il fallait que les
Soviétiques pénètrent dans les États baltes, en Finlande et en
Pologne, pour mieux pouvoir se défendre contre une agression?
Croyez-vous qu’un État socialiste puisse se permettre d’étendre
le système socialiste à un État voisin en utilisant la force des
armes ?
— On
ne peut douter que le contrôle des bases militaires sur la côte
balte présente des avantages stratégiques. Mais cela ne peut
déterminer à soi seul la question de l’invasion de pays voisins.
La défense d’un État ouvrier isolé dépend beaucoup plus du
soutien des masses laborieuses dans le monde que de deux ou trois
points stratégiques supplémentaires. C’est établi sans
discussion par l’histoire de l’intervention étrangère dans
notre guerre civile en 1918-20.
Robespierre
disait que les peuples n’aiment pas les missionnaires armés de
baïonnettes. Cela n’exclut naturellement pas le droit et le devoir
de fournir une aide militaire extérieure aux peuples en lutte contre
l’oppression. Par exemple en 19, quand l’Entente écrasa la
révolution hongroise, nous avions naturellement le droit d’aider
militairement la Hongrie. Cette aide eût été comprise et justifiée
par les masses laborieuses du monde entier. Nous étions
malheureusement trop faibles. A présent le Kremlin est beaucoup plus
puissant militairement. Mais il a perdu la confiance des masses,
au-dedans comme au-dehors.
S’il
existait en U.R.S.S. une démocratie soviétique, si le progrès
technique était accompagné d’un progrès de l’égalité
socialiste, si la bureaucratie dépérissait au profit de
l’auto-gouvernement des masses, Moscou constituerait un pôle
d’attraction si puissant, surtout pour ses voisins les plus
proches, que la catastrophe mondiale actuelle conduirait
inévitablement les masses de Pologne (et pas seulement les
Ukrainiens et les Russes blancs, mais aussi les Polonais et les
Juifs) aussi bien que les masses des Pays Baltes limitrophes, sur la
voie de l’union avec l’U.R.S.S.
Aujourd’hui
cette importante prémisse d’une intervention révolutionnaire
n’existe plus ou presque plus. L’étouffement des peuples de
l’U.R.S.S., surtout des minorités nationales, par des méthodes
policières, a écarté de Moscou les masses laborieuses des pays
voisins. L’invasion de l’Armée rouge est regardée par les
populations non comme une libération mais comme un acte de violence
et facilite ainsi la mobilisation par les puissances impérialistes
de l’opinion publique mondiale contre l’U.R.S.S. C’est pourquoi
l’occupation fera en fin de compte plus de mal que de bien à
l’U.R.S.S.
— Que
pensez-vous de la campagne de Finlande du point de vue militaire :
stratégie, équipement, commandement, militaire et politique,
communications et entraînement général des troupes rouges ? Quel
résultat attendre de la campagne de Finlande ?
— Pour
autant je puisse en juger, le plan stratégique, abstraitement, était
assez bon ; mais il sous-estimait les possibilités de résistance
des Finlandais et ignorait des détails comme l’hiver finlandais,
les transports, le ravitaillement, les conditions sanitaires. Dans
son poème satirique sur la campagne de Crimée en 1855, Lev Tolstoï,
alors jeune officier, écrivait :
C’est
facile sur le papier Mais on a oublié les tranchées Et il nous
fallait y marcher
Staline,
après avoir décapité et démoralisé l’état-major général, a
imité dans les moindres détails les stratèges de Nicolas Ier.
Le
15 novembre, j’écrivais à l’éditeur d’un des hebdomadaires
américains les plus lus :
«
Pendant la période prochaine, Staline restera le satellite de
Hitler. Pendant l’hiver qui vient, il ne prendra probablement
aucune initiative. Avec la Finlande, il va conclure un compromis.
»
Les
faits ont démontré que mon pronostic était faux sur le dernier
point. Mon erreur était due au fait que je prêtais au Kremlin plus
d’habileté politique et militaire qu’il n’en a manifestée en
réalité. La résistance finlandaise, il est vrai, a mis en jeu le
prestige du Kremlin, non seulement en Estonie, en Lettonie et en
Lithuanie, mais aussi dans les Balkans et au Japon. Après avoir dit
a, Staline était obligé de dire b. Mais, même du point de vue de
ses propres objectifs et méthodes, il n’avait pas besoin
d’attaquer la Finlande immédiatement.
Une politique plus patiente n’aurait pas pu compromettre le Kremlin
plus que ne l’ont fait les honteuses défaites accumulées dans ces
onze semaines.
Moscou
découvre maintenant que personne ne s’attendait à une victoire
rapide et invoque gel et blizzards. Étonnant argument ! Si Staline
et Vorochilov ne savent pas lire les cartes d’état-major, on
pourrait s’attendre à ce qu’ils sachent lire le calendrier : le
climat finlandais ne devait pas être pour eux un secret. Staline est
capable de mettre à profit avec énergie une situation qui a mûri
sans lui, quand les bénéfices sont assurés et les risques réduits
au minimum. La guerre et la révolution ne sont pas son élément.
Quand il faut prévoyance et initiative, Staline ne va qu’à la
défaite. Ce fut le cas en Chine, en Allemagne, en Espagne. C’est
le cas maintenant en Finlande.
Ce
n’est pas le climat de la Finlande qui est décisif, mais le climat
politique de l’U.R.S.S. Dans le Biulleten
russe que j’édite, j’ai publié en septembre 1938 un article où
j’analysais les causes de l’affaiblissement et de la
décomposition de l’Armée rouge. Il explique bien, à mon avis
tant les échecs actuels de l’Armée rouge que les difficultés
grandissantes de l’industrie. Toutes les contradictions et toutes
les faiblesses du régime se sont de tout temps cristallisées dans
l’armée, s’y exprimant sous forme concentrée. L’inimitié
entre les masses laborieuses et la bureaucratie la ronge de
l’intérieur. L’indépendance personnelle, la liberté de
recherche et de critique ne sont pas moins nécessaires à l’armée
qu’à l’économie. Mais les officiers de l’Armée rouge sont
soumis au contrôle de la police politique en la personne de
commissaires carriéristes. Les officiers indépendants et doués
sont massacrés, les autres sont condamnés à vivre dans la peur.
Dans une organisation aussi artificielle que l’armée, où droits
et devoirs doivent être déterminés avec précision, personne ne
sait en réalité ce qui est permis et ce qui est tabou. Les voleurs
et les filous opèrent à l’abri d’un front patriotique de
dénonciations. Les citoyens honnêtes sont découragés.
L’alcoolisme se répand toujours davantage. Dans l’intendance,
c’est le chaos.
Les
défilés militaires sur la Place rouge sont une chose, la guerre en
est une autre. La « promenade militaire » projetée en Finlande est
devenue une condamnation sans merci de tous les aspects du régime
totalitaire. Elle a étalé au grand jour la faillite et l’incapacité
d’un haut commandement nommé plus pour sa servilité que pour ses
talents et connaissances. En même temps, la guerre a révélé la
disproportion entre les diverses branches de l’économie
soviétique, en particulier l’état lamentable des transports et
des divers services de l’intendance, surtout ravitaillement et
vêtement. Le Kremlin est arrivé, avec un succès incontestable, à
construire des tanks et des avions, mais il a négligé les
équipements médicaux, les gants et les bottes. L’homme vivant,
celui qui conduit toutes ces machines, la bureaucratie l’a
complètement oublié.
La
question de savoir si on se défend soi-même ou si l’on attaque un
autre pays, est d’une importance énorme, qui peut être, dans
certains cas, décisive pour le moral de l’armée et de la nation.
Pour mener une guerre révolutionnaire offensive, il faut un
véritable enthousiasme, une très grande confiance dans les
dirigeants, un grand savoir-faire chez les soldats. On n’a rien vu
de tout cela dans cette guerre que Staline a entreprise sans
préparation technique ni morale.
Le
résultat de la lutte est déterminé à l’avance par le rapport
des forces. Si la guerre finno-soviétique ne dégénère pas, au
cours des prochaines semaines, en guerre européenne généralisée,
ou si Staline n’est pas obligé de chercher un compromis,
c’est-à-dire s’il n’est pas obligé de battre en retraite
devant la menace d’une intervention anglaise, française ou
suédoise, le demi-million de soldats de l’Armée rouge finira bien
par venir à bout de l’armée finlandaise. Il est possible que des
changements interviennent dans la situation militaire avant même que
ces lignes aient été publiées dans la presse Dans le premier cas,
le Kremlin essaiera, comme il l’a déjà fait après ses éphémères
succès de décembre, de doubler son agression militaire d’une
guerre civile en Finlande. Pour annexer la Finlande, et tel est
actuellement l’objectif évident du Kremlin, il faut la soviétiser,
c’est-à-dire exproprier la couche supérieure des propriétaires
fonciers et capitalistes. Une telle révolution dans les rapports de
propriété est impossible sans guerre civile. Le Kremlin fera tout
ce qui est en son pouvoir pour attirer à lui les ouvriers
d’industrie finlandais et la couche inférieure des paysans.
L’oligarchie de Moscou s’est trouvée acculée à jouer au feu de
la guerre et de la révolution, elle essaiera au moins de s’y
réchauffer les mains. Il est certain qu’elle remportera certains
succès dans cette voie.
Mais
on peut avec assurance affirmer maintenant qu’aucun succès
ultérieur
ne pourra effacer de la conscience internationale ce qui s’est
passé jusqu’à présent. L’aventure finlandaise a déjà
provoqué une réévaluation radicale de la puissance de l’Armée
rouge, qui avait été extraordinairement surestimée par certains
journalistes étrangers dévoués au Kremlin — à supposer qu’ils
fussent désintéressés. Tous les partisans d’une croisade contre
les Soviets trouveront dans les échecs militaires du Kremlin un
argument sérieux. L’impertinence du Japon va sans doute s’en
trouver accrue et cela peut créer des obstacles sur la voie d’un
accord soviéto-japonais, lequel constitue actuellement l’une des
principales tâches du Kremlin. On peut déjà affirmer que, si une
exagération des capacités offensives
de l’Armée rouge caractérisait la précédente période, celle de
la sous-estimation de sa puissance défensive
commence maintenant.
On
peut aussi prévoir d’autres conséquences de la guerre
finno-soviétique. La monstrueuse centralisation de toute l’industrie
et de tout le commerce, du sommet à la base, comme la
collectivisation de l’agriculture, ont été déterminées, non par
les besoins du socialisme mais par le désir brûlant de la
bureaucratie de tout tenir entre ses mains, sans exception. Cette
violence répugnante et nullement indispensable contre l’économie
et contre l’homme, qui fut assez clairement révélée au cours des
procès pour « sabotage » à Moscou, a rencontré sa cruelle
punition dans les tempêtes de neige en Finlande. Il est par
conséquent tout à fait possible que, sous l’influence des
défaites militaires, la bureaucratie soit amenée à battre en
retraite sur le plan économique. On peut s’attendre au
rétablissement d’une sorte de Nep, c’est-à-dire d’une
économie de marché contrôlée, à un niveau économique nouveau et
plus élevé. Mais que la bureaucratie réussisse à se sauver par
ces mesures, c’est une autre histoire.
— Quelle
serait pour Staline la meilleure initiative à prendre aujourd’hui
en Roumanie, compte tenu de ses implications éventuelles sur les
plans politique, militaire et social ?
— Je
pense que le Kremlin lui-même, surtout après l’expérience
finlandaise, considérera que le « plus sage », dans la période
qui vient, serait de ne pas toucher à la Roumanie. Staline ne peut
rien entreprendre dans les Balkans sans l’accord de Hitler et
uniquement dans la mesure où cela sert Hitler — tout au moins
aussi longtemps que la force de Hitler n’est pas amoindrie, ce qui
n’est pas pour demain. A présent, Hitler a besoin de la paix dans
les Balkans pour se fournir en matières premières et préserver son
amitié ambiguë avec l’Italie.
Militairement
comme politiquement, la Roumanie constitue une réédition de la
Pologne, sinon pire. C’est la même oppression semi-féodale des
paysans, la même persécution cynique des minorités nationales, le
même mélange de légèreté, d’impertinence et de lâcheté au
sein de la classe dirigeante personnifiée par le roi. Toutefois, si
l’initiative de la nouvelle Entente oblige Staline et Hitler à
troubler la paix instable des Balkans, l’Armée rouge entrera en
Roumanie avec des mots d’ordre de révolution agraire et
probablement avec un plus grand succès qu’en Finlande.
— Que
peut ou doit faire Staline dans les Balkans, en général, à la
lumière des événements actuels ? En Perse ? En Afghanistan ?
— Les
forces armées soviétiques doivent être prêtes à défendre un
vaste territoire avec des moyens de communication insuffisants. La
situation mondiale impose de ne pas disperser l’armée dans des
aventures différentes, mais de la maintenir en puissantes
concentrations. Si toutefois la Grande-Bretagne et la France — avec
quelque coopération de l’Allemagne — estiment nécessaire
d’entrer en guerre contre l’Union soviétique, la situation en
sera radicalement transformée. Il n’est pas exclu, dans ce cas,
que la cavalerie soviétique puisse tenter d’envahir l’Inde à
travers l’Afghanistan : techniquement, l’opération n’est pas
irréalisable. L’ancien sergent-major de l’armée du tsar,
Boudienny, pourrait être destiné par l’histoire à chevaucher un
blanc destrier dans le rôle de « libérateur » de l’Inde. Mais
de toute façon, c’est une possibilité éloignée.
— Étant
donné l’immensité du territoire russe et ses nombreuses
frontières, le nombre de ses ennemis actuels et potentiels, quel est
son avenir immédiat ?
—
L’invasion
de la Finlande suscite incontestablement une condamnation muette de
la part de la majorité de la population de l’U.R.S.S. Toutefois,
en même temps, la minorité comprend et la majorité sent que,
derrière la question finlandaise, comme derrière la question des
erreurs et des crimes du Kremlin, se pose la question de l’existence
de l’U.R.S.S. Sa défaite dans la guerre mondiale signifierait, non
seulement la destruction de la bureaucratie totalitaire, mais celle
aussi de l’économie planifiée faisant du pays le butin colonial
des États impérialistes. C’est aux peuples de l’U.R.S.S. de
renverser eux-mêmes la bureaucratie détestée : ils ne peuvent
abandonner cette tâche ni à Hitler ni à Chamberlain. L’alternative
posée par la guerre actuelle est plutôt celle-ci : ou bien
l’économie du monde entier sera reconstruite à une échelle
planifiée, ou bien la première tentative d’une telle entreprise
sera brisée dans une convulsion sanglante et l’impérialisme se
verra accorder un nouveau délai, jusqu’à la troisième guerre
mondiale qui peut, elle, devenir le tombeau de la civilisation.
— On
met généralement au crédit des Soviétiques de s’être
vigoureusement défendus et d’avoir effectivement battu les
Japonais à Changkufeng à l’été 1938. Pensez-vous que cela ait
constitué un test pour les armes soviétiques et, si oui,
pensez-vous que cela ait mené Hitler à détourner son attention de
l’Ukraine?
— L’Armée
rouge, comme je l’ai dit, est incomparablement plus puissante dans
la défensive que l’offensive. De plus, les masses populaires,
surtout en Extrême-Orient, comprennent très bien ce que
signifierait pour elles la domination japonaise. Il serait toutefois
incorrect de surestimer l’importance de la bataille livrée à
Changkufeng, comme l’ont fait le Kremlin et les correspondants
étrangers auprès de lui.
Au
cours des dernières années, j’ai souvent évoqué le fait que
l’armée japonaise est celle d’un régime en décomposition et
qu’elle a de nombreux traits de ressemblance avec l’armée
tsariste à la veille de la révolution. Les gouvernements
conservateurs et les états-majors surestiment l’armée et la
marine du Mikado, comme ils surestimaient celles du tsar. Les
Japonais ne peuvent remporter de succès que contre la Chine arriérée
et moitié désarmée. Ils ne pourraient soutenir une guerre de
longue haleine contre un adversaire sérieux. Le succès de l’Armée
rouge à Changkufeng a donc une signification trop limitée pour
pouvoir servir de test. Je ne pense pas que cet épisode ait pu
influer les plans stratégiques de Hitler. Son rapprochement soudain
avec Moscou a été déterminé par des facteurs plus immédiats et
plus puissants.
[—
En
ce qui concerne le P. C. U.S., que pensez-vous de sa base ? Vous avez
dit que la direction du parti ne suit pas la ligne
marxiste-léniniste. Croyez-vous que la Russie ait déjà atteint le
socialisme? Est-il possible au peuple russe de changer aujourd’hui
de direction sans utiliser la violence ? S’il se produisait un
changement de direction, ouvrirait-il la Russie à une attaque des
autres puissances ? Mettrait-il en danger les conquêtes du peuple ?
— Il
y a bien longtemps que nos divergences avec la direction du
soi-disant parti communiste de l’U.R.S.S. ont cessé d’avoir un
caractère théorique. Il ne s’agit pas du tout aujourd’hui de la
ligne « marxiste-léniniste ». Nous accusons la clique dirigeante
de s’être transformée en une nouvelle aristocratie qui opprime et
vole les masses. La bureaucratie rétorque en nous accusant d’être
des agents de Hitler — hier — ou de Chamberlain et Wall Street —
aujourd’hui. Tout cela n’a que peu à voir avec les divergences
théoriques entre marxistes.
Il
est temps que les gens sérieux enlèvent les lunettes que les «
amis de l’U.R.S.S. » ont plantées sur le nez de l’opinion
publique avancée. Il est temps de comprendre que l’oligarchie
soviétique actuelle n’a rien de commun avec le vieux parti
bolchevique qui était le parti des opprimés. La dégénérescence
du parti dirigeant, avec les sanglantes épurations, était la
conséquence de l’arriération du pays et de l’isolement de la
révolution. Il est vrai que la révolution sociale a apporté
d’importants succès économiques. Néanmoins la productivité du
travail en U.R.S.S. est cinq, huit et même dix fois inférieure à
celle des États-Unis. L’immense bureaucratie dévore la part du
lion d’un revenu national modeste. L’autre est dévorée par
l’armée. Le peuple est, comme avant, obligé de se battre pour un
morceau de pain. C’est la bureaucratie qui répartit les biens et
elle conserve pour elle les meilleurs morceaux. La couche supérieure
de la bureaucratie connaît à peu près le même genre de vie que la
bourgeoisie aisée des États-Unis et autres pays capitalistes.
12
à 15 millions de privilégiés — voilà le « peuple » qui
organise les parades, les manifestations et les ovations qui font une
si grosse impression aux touristes libéraux et avancés. Mais, en
dehors de ce « pays légal », comme on disait autrefois en France,
il existe 160 millions de mécontents.
La
preuve ? Si la bureaucratie jouissait de la confiance du peuple, elle
essaierait au moins d’appliquer sa propre constitution, alors qu’en
réalité, elle la foule aux pieds. On mesure l’antagonisme entre
la bureaucratie et le peuple à la sévérité croissante de la
domination totalitaire.
Personne
ne peut dire avec certitude — pas même eux — ce que veulent les
deux millions de communistes réduits au silence par le Kremlin, plus
brutalement encore que le reste de la population. Mais il n’y a
aucune raison de douter que l’écrasante majorité des communistes
et de la population ne souhaite pas le retour du capitalisme, surtout
maintenant que le capitalisme a jeté l’humanité dans une nouvelle
guerre.
La
bureaucratie ne peut être écrasée que par une nouvelle révolution
politique qui gardera la nationalisation des moyens de production et
la planification de l’économie et établira sur cette base une
démocratie soviétique d’un type très supérieur. Cette profonde
transformation augmenterait énormément l’autorité de l’Union
soviétique dans les masses laborieuses du monde entier et rendrait
pratiquement impossible une guerre des pays impérialistes contre
elle.
— Si
vous aviez été le chef de l’État soviétique, quelle aurait été
votre politique internationale à l’époque où Hitler est arrivé
au pouvoir en Allemagne, ajoutant ainsi le fascisme allemand au
fascisme italien pour former un bloc fasciste en Europe ?
— Je
pense que cette question recèle une contradiction. Je n’aurais
jamais pu être le « chef » de l’État soviétique actuel : seul
Staline convient à ce rôle. Ce n’est pas moi personnellement qui
ait perdu le pouvoir et ce ne fut pas par hasard, mais parce que la
période révolutionnaire a fait place à une époque réactionnaire.
Après
de longs efforts et d’innombrables victimes, les masses, fatiguées
et déçues, ont reflué. L’avant-garde a été isolée. Une
nouvelle caste privilégiée a concentré le pouvoir entre ses mains
et Staline, qui ne jouait auparavant qu’un rôle secondaire, est
devenu son chef. La réaction en U.R.S.S. a progressé parallèlement
à la réaction dans le monde. En 1923, la bourgeoisie allemande a
étranglé la révolution prolétarienne en marche. La même année,
a commencé en Union soviétique la campagne contre les prétendus «
trotskystes ». En 1928, la révolution chinoise a été étranglée.
A la fin de 1928, l’ « opposition trotskyste » a été exclue du
parti. En 1933, Hitler prend le pouvoir et en 1934 il mène à bien
son épuration. En 1935 commencent en U.R.S.S. les terribles purges,
les procès contre l’Opposition, la liquidation des bolcheviks de
la Vieille Garde et du corps révolutionnaire des officiers. Telles
sont les principales bornes kilométriques qui démontrent le lien
indissoluble entre le renforcement de la bureaucratie en U.R.S.S. et
les progrès de la réaction mondiale.
La
pression de l’impérialisme mondial sur la bureaucratie soviétique,
la pression de la bureaucratie sur le peuple, la pression des masses
arriérées sur l’avant-garde, voilà les causes de la défaite de
la fraction révolutionnaire que je représentais.
C’est
pourquoi je ne puis répondre à la question sur ce que j’aurais
fait si j’avais été à la place de Staline. Je ne peux plus être
à sa place. Je ne peux être qu’à la mienne. Mon programme est
celui de la IVe
Internationale qui ne peut arriver au pouvoir que dans les conditions
d’une nouvelle époque révolutionnaire. Je rappelle à ce propos
qu’au début de la dernière guerre, la IIIe
Internationale était incomparablement plus faible que ne l’est
aujourd’hui la IVe.]
— Quelle
sera, selon vous, l’issue du conflit européen sur les plans
politique, économique, social et territorial ?
— Pour
formuler une opinion sur l’issue possible de la guerre, il faut
d’abord répondre à cette question : sera-t-il possible de
pacifier rapidement la furie qui déferle aujourd’hui sur l’Europe,
par un compromis ou bien la guerre va-t-elle jusqu’au bout répandre
destructions et dévastations? Je ne crois pas une minute que les
tentatives pacifistes des neutres (y compris la mystérieuse mission
de M. Sumner Welles) aient la moindre chance de succès dans un
avenir plus ou moins proche. Les contradictions entre les deux camps
sont irréductibles. Quelle que soit l’importance des conquêtes de
Hitler en Europe, elles ne feront au contraire que les aggraver. Les
industries autrichienne, tchécoslovaque et polonaise ont été
annexées à l’industrie allemande : toutes ont souffert de
l’étroitesse des frontières nationales et du manque de matières
premières. De plus, pour conserver les nouveaux territoires, il faut
maintenir une pression militaire constante. Hitler ne peut
capitaliser ses succès européens qu’à l’échelle mondiale.
Pour cela, il doit écraser la France et l’Angleterre. Hitler ne
peut pas s’arrêter.
Par
conséquent les Alliés ne peuvent pas non plus, s’ils ne veulent
pas être acculés au suicide. Les lamentations humanitaires et les
appels à la raison n’y changeront rien. La guerre s’étendra
jusqu’à l’épuisement de toutes les ressources de la
civilisation, ou bien jusqu’à ce qu’elle se casse la tête
contre la révolution.
— Que
seront après la guerre le monde et l’Europe ?
— Les
programmes de paix des deux camps ne sont pas seulement
réactionnaires : ils sont extravagants, c’est-à-dire
irréalisables. Le gouvernement britannique rêve d’établir une
monarchie modérée et conservatrice en Allemagne, de restaurer les
Habsbourg en Autriche-Hongrie et d’un accord général en Europe
sur les matières premières et les marchés. Londres ferait mieux de
trouver d’abord le secret d’un règlement pacifique avec
l’Irlande sur l’Ulster ou avec l’Inde. En attendant, nous
voyons des actions terroristes, des exécutions, une résistance
passive et active, une pacification sanglante. Peut-on s’attendre à
ce qu’une Angleterre victorieuse renonce à ses droits coloniaux en
faveur de l’Allemagne ? Au fond, l’Angleterre propose en cas de
victoire une réédition de la S.D.N. avec tous ses antagonismes
anciens mais aussi ses vieilles illusions.
La
France, c’est encore pire. Son poids spécifique économique est à
l’évidence en contradiction avec sa position dans le monde et
l’étendue de son empire colonial. La France cherche une issue à
cette contradiction dans un démembrement de l’Allemagne. Comme
s’il était possible de ramener l’horloge de l’histoire à
l’époque précédant 1870 ! L’unification de la nation allemande
a été un résultat inséparable de son développement capitaliste.
Pour démembrer l’Allemagne actuelle, il faudrait broyer la colonne
vertébrale de la technique allemande, détruire les usines
allemandes et exterminer une partie de la population. C’est plus
facile à dire qu’à faire.
Le
programme de liberté et d’indépendance pour les petites nations
proclamé par les Alliés semble très attirant, mais il est
entièrement vide. Sous la domination illimitée des intérêts
impérialistes à l’échelle mondiale, l’indépendance des États
petits et faibles a aussi peu de réalité que l’indépendance des
petites entreprises industrielles et commerciales sous la domination
des trusts et des corporations (voir à ce sujet les statistiques des
E.U.). Au moment où la France veut le démembrement de l’Allemagne,
celle-ci veut au contraire unifier l’Europe sous sa botte
naturellement. En même temps, les colonies des États européens
devraient être soumises à la domination allemande. Tel est le
programme de l’impérialisme le plus dynamique et le plus agressif.
La tâche de l’unification de l’Europe est en soi progressiste.
Mais tout le problème est de savoir qui la réalise, comment et
pourquoi. On ne peut croire une seconde que les nations européennes
accepteraient d’être enfermées dans les casernes du
national-socialisme. La Pax
germanica
signifierait inéluctablement une nouvelle série de convulsions
sanglantes.
Tels
sont les deux programmes de « paix » ; d’un côté, la
balkanisation de l’Allemagne et donc de l’Europe, de l’autre,
la transformation de l’Europe, puis du monde entier en caserne
totalitaire. La guerre actuelle se fait pour réaliser l’un ou
l’autre de ces deux programmes.
— Quelle
est à votre avis l’issue ? Quand, comment et par qui une paix
réelle peut-elle être instaurée ?
— Je
rappelle tout d’abord que, dans la dernière guerre, qui était
fondamentalement la même que l’actuelle, aucun des gouvernements
n’a matérialisé son plan de paix et qu’en outre aucun n’a
survécu longtemps à la conclusion du traité de paix. Trois
dynasties solides ont été précipitées dans l’abîme : les
Romanov, les Habsbourg et les Hohenzollern, avec une théorie de
dynasties plus petites. Clemenceau et Lloyd George
ont
été balayés du pouvoir. Wilson a fini ses jours victime de ses
espoirs et illusions brisés. Avant de mourir, Clemenceau a prédit
une nouvelle guerre. Lloyd George a été condamné à voir de ses
yeux la nouvelle catastrophe.
Aucun
des gouvernements actuels ne survivra à cette guerre. Les programmes
proclamés aujourd’hui seront bientôt oubliés et leurs auteurs
aussi. Le seul programme que les classes dirigeantes maintiendront
sera de sauver leur peau. Le système capitaliste est engagé dans
une impasse. Sans une reconstruction totale du système économique à
l’échelle européenne et mondiale, notre civilisation est
condamnée. La lutte entre les forces aveugles et les intérêts
débridés doit faire place à la loi de la raison, de la
planification, de l’organisation consciente.
L’unification
économique est pour l’Europe une question de vie ou de mort.
L’accomplissement de cette tâche appartient toutefois non aux
gouvernements actuels mais aux masses populaires, conduites par le
prolétariat. L’Europe doit devenir les États-Unis socialistes si
elle ne veut pas devenir le tombeau de la vieille civilisation. Une
Europe socialiste proclamera l’indépendance totale des colonies,
établira avec elles des relations économiques amicales et pas à
pas, sans la moindre violence, par l’exemple de la collaboration,
les fera entrer dans une fédération socialiste mondiale. L’Union
soviétique, libérée de sa caste dirigeante, rejoindra la
fédération européenne qui l’aidera à atteindre un niveau
supérieur de développement. L’économie de l’Europe unifiée
fonctionnera comme un tout. La question des frontières provoquera
aussi peu de difficultés qu’aujourd’hui la question des
divisions administratives internes d’un pays. Les frontières à
l’intérieur de la nouvelle Europe seront librement déterminées
en fonction de la langue et de la culture nationales, par les
populations concernées.
Cela
semblera-t-il utopique aux politiciens « réalistes »? Pour les
cannibales, renoncer à consommer de la chair humaine était, de leur
temps, utopique.
— [La
dictature du prolétariat signifie-t-elle nécessairement le
renoncement aux droits civils tels qu’ils sont exprimés dans la
Déclaration des Droits aux États-Unis et qui incluent naturellement
la liberté de parole, de presse, de réunion et de religion ?
Croyez-vous qu’il existe un juste milieu entre le capitalisme tel
qu’on le connaît actuellement aux États-Unis et le communisme tel
que vous l’y verriez ? Vous avez dit que le Kremlin a peur de la
guerre parce qu’il est vraisemblable que la guerre sera suivie
d’une autre révolution des masses. Pouvez-vous développer ?
—
Permettez-moi
de répondre à ces deux questions en même temps. Les États-Unis
s’engageront-ils dans la voie de la révolution ? Quand et comment
? Pour aborder correctement ce thème, je vais commencer par une
question préalable] : les États-Unis interviendront-ils dans la
guerre ?
Dans
son dernier discours prophétique où il combinait la langue de Wall
Street et celle de l’Apocalypse, M. Hoover
précisait
que, sur les champs de bataille de l’Europe ensanglantée, il ne
resterait finalement que deux cavaliers : la faim et la peste.
L’ancien président des États-Unis leur recommandait de se tenir à
l’écart de la folie européenne afin de pouvoir, au dernier
moment, faire pencher la balance grâce à leur énorme puissance
économique. La recommandation n’est pas originale. Toutes les
grandes puissances pas encore engagées dans la guerre rêvent
d’utiliser leurs ressources intactes au moment du règlement de
comptes. Telle est la politique de l’Italie. Telle est la politique
de l’Union soviétique en dépit de sa guerre contre la Finlande.
Telle est la politique du Japon en dépit de sa guerre non déclarée
contre la Chine. Telle est, en fait, la politique présente des
États-Unis. Mais sera-t-il possible de poursuivre longtemps encore
cette politique ?
Si
la guerre est menée jusqu’au bout, si l’armée allemande
remporte des victoires — et elle remportera sûrement de grandes
victoires —, si le spectre de la domination allemande sur l’Europe
devient un danger réel, le gouvernement des États-Unis devra
prendre une décision et demeurer à l’écart, permettant ainsi à
Hitler d’assimiler de nouvelles conquêtes, de multiplier la
technique allemande en transformant les matières premières en
provenance des colonies et de préparer la domination allemande sur
toute la planète, ou bien intervenir dans le déroulement de la
guerre pour contribuer à couper les ailes de l’impérialisme
allemand. Je suis bien le dernier à pouvoir donner des conseils aux
gouvernements en place; j’essaie simplement d’analyser la
situation objective et d’esquisser des conclusions à partir de
cette analyse. Je pense que, placé devant l’alternative dont je
viens de parler, même l’ancien chef de l’American Relief
Administration abandonnera son propre programme de neutralité : on
ne peut posséder impunément l’industrie la plus puissante, deux
tiers et plus des réserves d’or du monde et dix millions de
chômeurs.
Quand
les États-Unis interviendront dans la guerre — car je crois qu’ils
interviendront, peut-être même cette année —, ils devront en
supporter toutes les conséquences. La plus grave sera le caractère
explosif du développement politique ultérieur.
[—
Qu’entendez-vous
par là ?
— Le
10 février, le président Roosevelt a mis en garde le congrès de la
jeunesse américaine contre tout extrémisme, lui conseillant
d’améliorer les institutions existantes, peu à peu, année après
année. Une telle façon de procéder serait sans aucun doute la
meilleure, la plus avantageuse, la plus économique... si elle était
réalisable. Malheureusement les « institutions existantes », dans
le monde entier, ne sont pas perfectionnées, mais au contraire se
décomposent et font place au fascisme. Et ce n’est pas par hasard,
ni du fait de la légèreté de la jeunesse. Les monopoles
capitalistes, après avoir corrodé les classes moyennes, sont en
train de dévorer la démocratie. Les monopoles eux-mêmes
résultaient de la propriété privée des moyens de production. La
propriété privée, après avoir été source de progrès unique,
est entrée en contradiction avec la technique moderne et elle
constitue maintenant l’une des causes des crises, des guerres, des
persécutions nationales et des dictatures réactionnaires. La
liquidation de la propriété privée des moyens de production est la
tâche historique centrale de notre époque et elle garantira la
naissance d’une société nouvelle et plus harmonieuse. L’acte de
la naissance, comme l’observation quotidienne nous l’enseigne,
n’est pas un procès « graduel », mais une révolution
biologique.
Vous
me demandez si une organisation intermédiaire entre le capitalisme
et le communisme est possible. Les fascistes allemand et italien ont
été des tentatives en ce sens. Mais en réalité, le fascisme n’a
fait que porter les caractéristiques les plus répugnantes du
capitalisme à leur expression la plus bestiale. Autre tentative d’un
système intermédiaire, le New Deal. Cette expérience a-t-elle
réussi ? Je pense que non. D’abord le nombre des chômeurs a sept
zéros. Les soixante familles sont plus puissantes que jamais. Le
plus important est peut-être qu’il n’y a pas le moindre espoir
qu’un changement organique
positif soit possible dans cette voie. Le marché, les banques, la
bourse, les trusts, décident et le gouvernement ne fait que
s’adapter par des palliatifs a
posteriori.
L’histoire nous enseigne que la révolution se prépare sur cette
voie.
Ce
serait une grosse erreur que de croire que la révolution socialiste
s’accomplira en Europe et en Amérique d’après le schéma de la
Russie arriérée. Bien entendu les tendances fondamentales seront
identiques. Mais les formes, les méthodes, la « température » de
la lutte, tout cela revêt dans chaque cas un caractère national. Il
est possible, en anticipant, d’établir la loi suivante : plus il y
aura de pays où le système capitaliste sera détruit, plus faible
sera la résistance offerte par les classes dirigeantes dans les
autres pays, moins la révolution socialiste sera violente, moins les
formes de dictature du prolétariat seront violentes, plus brève
elle sera, plus vite la société renaîtra sur la base d’une
démocratie nouvelle, plus pleine, plus parfaite, plus humaine. En
tout cas, aucune révolution ne peut empiéter sur la Déclaration
des Droits autant que la guerre impérialiste et le fascisme qui
l’engendrent.
Le
socialisme n’aurait aucune valeur s’il n’apportait avec lui non
seulement l’inviolabilité juridique, mais encore la pleine garde
de tous les intérêts de la personnalité humaine. L’humanité ne
tolérerait pas une abomination totalitaire sur le modèle du
Kremlin. Le régime politique de l’U.R.S.S. n’est pas une société
nouvelle, mais la pire caricature de l’ancienne. Avec la puissance
des techniques et méthodes d’organisation des États-Unis, avec le
niveau élevé que l’économie planifiée pourrait y assurer à
tous les citoyens, le régime socialiste, dans votre pays,
signifierait dès le premier jour l’essor de l’indépendance, de
l’initiative et de la puissance créatrice de la personnalité
humaine.
— Vous
avez affirmé qu’une classe privilégiée gouverne aujourd’hui en
Russie. Quelle est-elle, quels sont ses privilèges ?
Compareriez-vous ses membres à des personnes aux États-Unis ?
— Le
régime de la démocratie bourgeoise est apparu à travers une série
de révolutions : il suffit de rappeler l’histoire de la France.
Quelques-unes ont un caractère social, c’est-à-dire qu’elles
ont liquidé la propriété féodale en faveur de la propriété
bourgeoise ; d’autres ont été purement politiques, c’est-à-dire
que, tout en maintenant les formes bourgeoises de la propriété,
elles ont changé le système de gouvernement. La révolution
prolétarienne, au moins dans un pays arriéré et isolé, est
également plus complexe qu’on ne pouvait l’imaginer a
priori. La
révolution d’Octobre a eu un caractère social et politique : elle
a changé la base économique de la société et construit un nouveau
système d’État. En général et dans l’ensemble, la nouvelle
base économique a été préservée en U.R.S.S. bien que sous une
forme dégradée. Le système politique au contraire a complètement
dégénéré. Les débats de la démocratie soviétique ont été
étouffés par la bureaucratie totalitaire. Dans ces conditions, une
révolution politique sous le drapeau d’une nouvelle démocratie
sur la base d’une économie planifiée est une nécessité
historique inévitable.]
— Que
pensez-vous de l’avenir de Litvinov en U. R. S. S. maintenant que
le Kremlin est passé d’une politique de sécurité collective à
une politique de coopération avec l’Allemagne?
— Je
ne me suis jamais inquiété de l’avenir de M. Litvinov. Ce n’était
pas une figure politique indépendante, mais un fonctionnaire du
corps diplomatique, intelligent et capable. Était-il informé que,
sous le couvert de discours sur « le front uni des démocraties »,
on poursuivait des négociations avec Hitler? Je n’en suis pas du
tout certain, mais c’est bien possible. De toute façon, ce ne
serait pas en contradiction avec la physionomie politique de
Litvinov. Qu’une nouvelle fonction lui soit attribuée, ou bien
qu’il soit liquidé physiquement comme bouc émissaire de certains
des échecs de Staline, c’est une question importante pour Litvinov
lui-même, mais qui n’a pas d’intérêt politique.
—
Estimez-vous
probable une alliance des pays capitalistes contre l’U.R.S.S. ?
—
Récemment
l’ex-Kaiser Guillaume II a proposé son programme : « Les
belligérants mettraient fin aux opérations et uniraient leurs
forces pour aider la Finlande, Ils formeraient un front uni pour
nettoyer du bolchevisme le monde et la civilisation, » « Personne,
bien sûr, n’est obligé de prendre Pex-Kaiser au sérieux. Mais il
exprime ici avec une louable franchise ce que d’autres pensent et
préparent. Mussolini ne dissimule pas ses intentions à ce sujet.
Londres et Paris s’efforcent de gagner son amitié aux dépens de
l’U.R.S.S. Washington envoie son plénipotentiaire à Rome. Le
président des États-Unis, selon ses propres paroles, ne souhaite
pas rester neutre dans la guerre finno-soviétique : il défend la
Finlande et la religion. Sumner Welles a pour tâche de consulter
l’Angleterre, la France, l’Italie et l’Allemagne, mais pas
l’Union soviétique ; cela signifie une consultation... mais contre
l’Union soviétique. Ce ne sont donc pas les forces qui manquent
pour la préparation d’une croisade contre l’U.R.S.S. La «
défense de la Finlande » est le centre mathématique autour duquel
se groupent les forces respectives.
La
difficulté réside en ce que seul Hitler peut entreprendre une
guerre sérieuse contre l’U.R.S.S. Le Japon pourrait y jouer un
rôle d’appoint ; toutefois les forces armées allemandes sont
maintenant tournées vers l’Ouest. Le programme de l’ex-Kaiser ne
sera pas appliqué dans l’immédiat. Mais si la guerre se prolonge
— et la guerre se prolongera —, si les États-Unis interviennent
—-et les États-Unis interviendront —, si Hitler rencontre sur sa
voie des difficultés insurmontables — et il les rencontrera
inévitablement —, alors le programme de l’ex-Kaiser sera
certainement mis à l’ordre du jour.
D’après
ce que je viens de dire, vous pouvez voir clairement où je me situe
par rapport à ce groupement de forces : du côté de l’U.R.S.S.,
entièrement et inconditionnellement ; avant tout contre
l’impérialisme quelle que soit son étiquette, ensuite contre
l’oligarchie du Kremlin qui facilite par sa politique extérieure
la préparation d’une offensive contre l’U.R.S.S. et qui, par sa
politique intérieure, affaiblit l’Armée rouge.