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Léon Trotsky 19400304 Lettre à Farrell Dobbs

Léon Trotsky : Lettre à Farrell Dobbs

(4 mars 1940)

[Source Léon Trotsky, Œuvres 23, janvier 1940 à mai 1940. Institut Léon Trotsky, Paris 1986, pp. 206-209, titre : « Les Conditions de l’unité », voir des annotations là-bas]

Cher Camarade Dobbs,

Il m’est bien entendu difficile de suivre d’ici la fiévreuse évolution politique de l’opposition. Mais je suis d’accord qu’ils donnent de plus en plus l’impression de gens qui se dépêchent de brûler les ponts derrière eux. L’article de Burnham, « Science et Style », n’a en lui-même rien d’inattendu. Mais le fait que Shachtman, Abern et les autres l’aient accepté avec calme constitue le symptôme le plus décevant, non seulement du point de vue théorique et politique, mais de celui de leurs véritables idées sur l’unité du parti.

Pour autant que je puisse en juger d’ici, ils veulent la scission au nom de l’unité. Shachtman trouve, ou, mieux, invente, des « précédents historiques ». Dans le parti bolchevique, l’opposition avait ses propres journaux publics, etc. Il oublie seulement que le parti à cette époque avait des centaines de milliers de membres, qu’il fallait que la discussion les atteigne et puisse les convaincre. Dans de telles conditions, il n’était pas facile de borner la discussion à des cercles internes. D’un autre côté, le danger de la coexistence de journaux du parti et de l’opposition était amoindri du fait que la décision dépendait de centaines de milliers d’ouvriers et non de deux petits groupes. Le parti américain, en comparaison, n’a qu’un petit nombre de membres, la discussion a été et est encore plus qu’abondante. Les lignes de clivage semblent suffisamment nettes, au moins pour la période qui vient. Dans de telles conditions, le fait pour l'opposition d’avoir son propre journal et sa propre revue ne constitue pas pour elle un moyen de convaincre le parti, mais de faire appel, contre le parti, au monde extérieur.

L’homogénéité et la cohésion d’une organisation révolutionnaire de propagande comme le S.W.P. doivent être incomparablement plus grandes que celles d’un parti de masse. Je suis d’accord avec vous pour estimer que, dans de telles conditions, la IVe Internationale ne saurait ni ne pourrait admettre une unité purement fictive sous le couvert de laquelle deux organisations indépendantes s’adresseraient au monde extérieur avec des théories différentes, des programmes différents, et des principes d’organisation différents. Dans ces conditions, une scission ouverte serait mille fois préférable à une unité aussi hypocrite.

L’opposition fait également référence au fait qu’à certaines périodes, nous avons eu deux groupes différents dans le même pays. Mais des situations aussi anormales n’étaient acceptées temporairement que dans deux cas : lorsque la physionomie politique des deux groupes, ou de l’un d’entre eux, n’était pas suffisamment claire et qu’il fallait du temps à la IVe Internationale pour se faire, sur la question, sa propre opinion ; ou bien la coexistence de deux groupes était admise dans le cas d’une divergence très aiguë, concrète, mais limitée (l’entrée dans le P.S.O.P., etc.). La situation aux États-Unis est tout à fait différente. Nous y avions un parti uni, avec une tradition sérieuse, et maintenant nous y avons deux organisations, dont l’une, du fait de sa composition sociale et de la pression de l'extérieur, s’est engagée en deux mois dans un conflit irréductible avec notre théorie, notre programme, notre politique, nos méthodes d’organisation.

S’ils sont d’accord pour travailler avec vous sur la base du centralisme démocratique, vous pouvez espérer convaincre et gagner leurs meilleurs éléments par une pratique communes. (Ils ont le même droit d’espérer vous convaincre.) Mais, comme organisation indépendante avec leur propre publication, ils ne peuvent évoluer que dans la direction de Burnham. Dans ce cas, la IVe Internationale ne peut avoir, selon moi, le moindre intérêt à leur servir de couverture, c’est-à-dire à dissimuler aux yeux des ouvriers leur inévitable dégénérescence. Au contraire, l’intérêt de la IVe Internationale serait, dans ce cas, de contraindre l’opposition à faire son expérience tout à fait indépendamment de nous, non seulement sans la protection de notre drapeau, mais au contraire, avec nos mises en garde ouvertement adressées aux masses.

C’est pourquoi le congrès a non seulement le droit, mais le devoir de formuler une alternative claire et nette : soit une unité authentique sur le principe du centralisme démocratique (avec des garanties sérieuses et étendues des droits de la minorité à l’intérieur du parti), soit une rupture ouverte, claire et manifeste, devant le forum de la classe ouvrière.

P.S. Je viens de recevoir la résolution de Cleveland sur l’unité du parti. Mon impression : la base de la minorité ne veut pas de la scission. Les dirigeants ne s’intéressent pas à l’activité politique, mais à une activité purement journalistique. Ils ont présenté une résolution sur la scission du parti sous la forme d’une résolution sur l’unité du parti avec l’objectif d’entraîner leurs partisans dans la scission. Cette résolution déclare : « Les minorités du parti bolchevique, à la fois avant et pendant la première guerre mondiale », avaient leurs propres journaux politiques publics. Quelles minorités ? A quelle époque ? Quels journaux? Les dirigeants induisent en erreur leurs partisans pour mieux camoufler leurs intentions scissionnistes.

Tous les espoirs des dirigeants de la minorité reposent sur leurs capacités littéraires. Ils s’assurent les uns aux autres que leur journal serait bien meilleur que celui de la majorité. Ce fut toujours l’espoir de mencheviks russes qui, en tant que fraction petite-bourgeoise, avaient plus d’intellectuels et de journalistes capables. Mais leurs espoirs étaient vains. Une plume facile ne suffit pas pour créer un parti révolutionnaire : il faut une base théorique de granit, un programme scientifique, une pensée politique conséquente et de fermes principes d’organisation. En tant qu’opposition, l’opposition n’a rien de tout cela : elle en est l’opposé. C’est pourquoi je suis entièrement d’accord avec vous : s’ils entendent présenter à l’opinion publique extérieure les théories de Burnham, la politique de Shachtman et les méthodes d’organisation d’Abern, ils doivent le faire en leur nom propre, sans que le parti ni la IVe Internationale aient pour cela la moindre responsabilité.

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