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Léon Trotsky 19400107 Lettre ouverte au camarade Burnham

Léon Trotsky : Lettre ouverte au camarade Burnham

(7 janvier 1940)

[Source Léon Trotsky, Œuvres 23, janvier 1940 à mai 1940. Institut Léon Trotsky, Paris 1986, pp. 37-65]

Cher Camarade,

On m’a dit que votre réaction à mon article sur l’opposition petite-bourgeoise avait été de dire que vous n’aviez pas l’intention de discuter avec moi de la dialectique, mais seulement de « questions concrètes ». « Il y a longtemps que j’ai cessé de discuter de religion », avez-vous ajouté ironiquement. J’ai entendu autrefois Max Eastman exprimer le même sentiment.

Est-il logique d’identifier logique et religion ?

Si je comprends bien, vos propos signifient que la dialectique de Marx, Engels et Lénine appartient au domaine de la religion. Que signifie cette affirmation? La dialectique, permettez-moi de le rappeler une fois de plus, est la logique de l’évolution. De même que, dans une' usine, l’atelier d’outillage fournit des outils pour tous les ateliers, de même la logique est indispensable pour tous les domaines de la connaissance humaine. Si vous ne tenez pas la logique en général pour un préjugé religieux (c’est triste à dire, mais les écrits contradictoires de l’opposition mènent de plus en plus vers cette idée lamentable), quelle logique acceptez-vous au juste? Je connais deux systèmes de logique dignes d’attention : la logique d’Aristote (logique formelle) et la logique de Hegel (la dialectique). La logique aristotélicienne prend comme point de départ des objets et des phénomènes immuables. La pensée scientifique de notre époque étudie tous les phénomènes dans leur origine, leur transformation et leur désintégration. Croyez-vous que le progrès des sciences, y compris le darwinisme, le marxisme, la physique moderne, la chimie etc. n’a influencé en rien les formes de notre pensée? En d’autres termes, croyez-vous que, dans un monde ou tout change, le syllogisme seul demeure immuable et éternel? L’Évangile selon saint Jean commence par ces mots : « Au commencement était le Verbe », c’est-à-dire qu’au commencement était la Raison ou la Parole (la raison exprimée en paroles, c’est-à-dire le syllogisme). Pour saint Jean, le syllogisme est l’un des pseudonymes littéraires de Dieu. Si vous considérez que le syllogisme est immuable, c’est-à-dire qu’il n’a ni origine ni développement, cela signifie que, pour vous, il est le produit de la révélation divine. Mais si vous reconnaissez que les formes logiques de notre pensée se développent dans le processus de notre adaptation à la nature, veuillez donc prendre la peine de nous enseigner qui, à la suite d’Aristote, a analysé et systématisé les progrès ultérieurs de la logique. Aussi longtemps que vous n’éclaircissez pas ce point, je me permettrai d’affirmer que le fait d’identifier la logique (la dialectique) et la religion révèle une ignorance profonde et une superficialité grave dans toutes les questions fondamentales de la pensée humaine.

Le révolutionnaire peut-il ne pas combattre la religion ?

Admettons cependant que votre insinuation plus que présomptueuse soit exacte. Cela n’arrange pas pour autant vos affaires. La religion, j’espère que vous en serez d’accord, détourne l’attention du savoir réel vers un savoir fictif, de la lutte pour une vie meilleure vers des espoirs mensongers de récompenses dans l’au-delà. La religion est l’opium du peuple. Celui qui ne combat pas la religion est indigne de porter le nom de révolutionnaire. Sur quelle base refusez-vous donc de combattre la dialectique, si vous la considérez comme une des variétés de la religion ?

Vous en avez depuis longtemps fini, dites-vous, avec la question de la religion. Mais vous n’en avez fini que pour vous-même. En dehors de vous existent les autres. Pas mal d’autres. Nous, révolutionnaires, n’arrêtons jamais de nous occuper des questions religieuses, puisque notre tâche consiste à libérer de l’influence de la religion, non seulement nous-mêmes mais aussi les masses. Si la dialectique est une religion, comment est-il possible de renoncer à lutter contre cet opium dans son propre parti ?

Ou peut-être allez-vous dire que la religion n’a pas d’importance politique? Que l’on peut être un homme religieux et, en même temps, un communiste conséquent et un combattant révolutionnaire ? Vous ne vous hasarderiez pas à une affirmation aussi téméraire. Naturellement, nous conservons une attitude toute de prudence à l’égard des préjugés religieux d’un ouvrier arriéré. S’il veut lutter pour notre programme, nous l’accepterons dans le parti ; mais en même temps notre parti l’éduquera obstinément dans l’esprit du matérialisme et de l’athéisme. Si vous en êtes d’accord, comment pouvez-vous refuser de combattre une « religion » que partagent, à ce que je sache, l’écrasante majorité de ceux des membres de notre propre parti qui s’intéressent aux questions théoriques? Vous avez, de toute évidence, négligé cette aspect très important de la question.

Dans les rangs de la bourgeoisie instruite, il y a pas mal de gens qui ont personnellement rompu avec la religion mais dont l’athéisme est réservé à leur consommation interne ; ils gardent pour eux ce genre d’idées, mais, en public, assurent souvent qu’il est bon que le peuple ait une religion. Est-il possible que vous partagiez ce point de vue à l’égard de votre propre parti ? Est-il possible que cela explique votre refus de discuter avec nous des fondements philosophiques du marxisme ? Si tel est le cas, sous votre dédain pour la dialectique on sent une note de mépris pour votre parti.

Ne m’objectez pas, je vous prie, que je me suis appuyé sur une phrase que vous avez prononcée dans une conversation privée et que vous ne souhaitez pas réfuter publiquement le matérialisme dialectique. Votre phrase en l’air n’a qu’une valeur d’illustration. Chaque fois que vous en avez eu l’occasion, vous avez, pour diverses raisons, proclamé votre attitude négative à l’égard de la doctrine qui constitue le fondement théorique de notre programme. Tout le monde le sait bien dans le parti. Dans l’article « Les Intellectuels en retraite », que vous avez écrit en collaboration avec Shachtman et publié dans la revue théorique du parti, il est dit de façon catégorique que vous rejetez le matérialisme dialectique. Le parti, après tout, n’a-t-il pas le droit de savoir précisément pourquoi? Croyez-vous vraiment que, dans la IVe Internationale, le rédacteur d’un organe théorique puisse se borner à la simple déclaration : « Je rejette catégoriquement le matérialisme dialectique », comme s’il s’agissait de répondre parce qu’on lui offre une cigarette : « Non merci, je ne fume pas. » La question d’une doctrine philosophique juste, c’est-à-dire d’une méthode de pensée juste, est décisive pour un parti révolutionnaire, exactement comme un bon atelier d’outillage est décisif pour la production. Il est encore possible de défendre la vieille société avec le matériel et les méthodes intellectuelles héritées du passée. Il est tout à fait impensable qu’on puisse abattre cette vieille société et en construire une nouvelle sans d’abord avoir analysé les méthodes en vigueur. Si le parti se trompe dans les fondements même de sa pensée, c’est votre devoir élémentaire de lui indiquer la bonne route. Sinon on interprétera inévitablement votre attitude comme l’attitude cavalière d’un universitaire à l’égard d’une organisation prolétarienne qui, après tout, est incapable de saisir une doctrine vraiment « scientifique ». Que pourrait-il y avoir de pire ?

Des exemples instructifs

Quiconque est familier avec l’histoire des luttes de tendances à l’intérieur des partis ouvriers sait que les désertions et le passage dans le camp de l’opportunisme, voire de la réaction bourgeoise, ont souvent commencé par le rejet de la dialectique. Les intellectuels petits-bourgeois considèrent que la dialectique est le point le plus vulnérable dans le marxisme et ils profitent en même temps de ce qu’il est bien plus difficile à des ouvriers de vérifier les divergences sur le plan philosophique que sur le plan politique. Tout le témoignage de l’expérience confirme ce fait connu depuis longtemps. Et de plus, il est impossible de ne pas tenir compte d’un fait plus important encore, à savoir que tous les grands révolutionnaires éminents, d’abord et avant tout Marx, Engels, Lénine, Luxemburg, Franz Mehring se plaçaient sur le terrain du matérialisme dialectique. Peut-on supposer qu’ils étaient tous incapables de distinguer entre science et religion? N’y a-t-il pas là trop de présomption de votre part, camarade Burnham? Les exemples de Bernstein, Kautsky et Franz Mehring sont extrêmement instructifs. Bernstein rejetait catégoriquement la dialectique comme de la « scolastique » et du « mysticisme ». Kautsky restait indifférent à la question de la dialectique, un peu comme le camarade Shachtman. Mehring était un propagandiste et un défenseur inlassable du matérialisme dialectique. Pendant des décennies, il a suivi toutes les innovations de la philosophie et de la littérature, dévoilant sans trêve le caractère réactionnaire de l’idéalisme, du néo-kantisme, de l’utilitarisme, de toutes les formes du mysticisme, etc. Le destin politique de ces trois personnalités est bien connu. Bernstein a terminé sa vie démocrate petit-bourgeois obtus. Kautsky, de centriste, est devenu opportuniste. Quant à Mehring, il est mort communiste révolutionnaire.

En Russie, trois universitaires marxistes très éminents, Strouvé, Boulgakov et Berdiaev, ont commencé en rejetant la doctrine philosophique du marxisme et ont fini dans le camp de la réaction et dans l’Église orthodoxe. Aux États-Unis, Eastman, Sidney Hook et leurs amis ont utilisé leur opposition à la dialectique comme une couverture pour leur transformation de compagnons de route du prolétariat en compagnons de route de la bourgeoisie. On pourrait multiplier semblables exemples dans les autres pays. Plékhanov, qui semble constituer l’exception, ne fait en réalité que confirmer la règle. Plékhanov a été un propagandiste remarquable du matérialisme dialectique mais, de sa vie entière, il n’a jamais eu l’occasion de participer réellement à la lutte de classes. Sa pensée était divorcée de sa pratique. La révolution de 1905 et, par la suite, la guerre mondiale, l’ont jeté dans le camp de la démocratie petite-bourgeoise et l’ont obligé à renoncer dans la réalité au matérialisme dialectique. Pendant la guerre mondiale, Plékhanov se fit ouvertement le défenseur de l’impératif catégorique kantien dans le domaine des relations internationales : « Ne faites pas aux autres ce que vous n’auriez pas voulu qu’ils vous fassent à vous. » L’exemple de Plékhanov prouve seulement que le matérialisme dialectique en lui-même et par lui-même ne suffit pas à faire d’un homme un révolutionnaire.

D’un autre côté, Shachtman argue que Liebknecht a laissé un travail posthume contre le matérialisme dialectique, qu’il avait écrit en prison. Bien des idées passent par la tête de quelqu’un qui est en prison et qui ne peuvent être mises à l’épreuve en association avec d’autres. Liebknecht, que personne — et lui moins que tout autre — ne considérait comme un théoricien, est devenu un symbole d’héroïsme dans le mouvement ouvrier mondial. Si l’un des adversaires américains de la dialectique devait manifester un tel esprit de sacrifice et d’indépendance à l’égard du patriotisme pendant la guerre, nous lui rendrons ce qui lui sera dû en tant que révolutionnaire. Mais cela ne résoudra pas pour autant la question de la méthode dialectique.

Il est impossible de dire ce qu’auraient été les conclusions finales de Liebknecht s’il avait été mis en liberté. En tout cas, avant de publier son livre, il l’aurait certainement montré à ses amis les plus compétents, c’est-à-dire Franz Mehring et Rosa Luxemburg. Et il est bien probable, que sur leur conseil, il aurait simplement mis le manuscrit au feu. Imaginons pourtant que, contre l’opinion de gens qui le dépassaient largement dans le domaine de la théorie, il ait néanmoins décidé de publier ce travail. Mehring, Luxemburg, Lénine et autres n’auraient évidemment pas proposé qu’il soit pour cela exclu du parti ; au contraire, ils seraient intervenus avec vigueur pour le défendre si quelqu’un avait fait une proposition aussi stupide. Mais en même temps ils n’auraient pas formé avec lui un bloc philosophique, mais auraient nettement pris leurs distances à l’égard de ses erreurs théoriques.

La conduite du camarade Shachtman, nous le notons, est bien différente. « On remarquera, dit-il — et cela pour éduquer la jeunesse ! — que Plékhanov était un théoricien éminent du matérialisme dialectique et finit opportuniste ; Liebknecht était un révolutionnaire remarquable mais il avait des doutes sur le matérialisme dialectique. » Cet argument, s’il a un sens, signifie que le matérialisme dialectique ne sert absolument à rien à un révolutionnaire. Avec ces exemples de Liebknecht et de Plékhanov, extraits de leur contexte historique, Shachtman renforce et « approfondit » l’idée de son article de l’an passé, à savoir que la politique ne dépend pas de la méthode, puisque la méthode est divorcée de la politique par le don divin de l’inconséquence. En interprétant faussement ces deux « exceptions », Shachtman entend démontrer que la règle n’est pas valable. Si c’est là un argument d’un « partisan » du marxisme, que pouvons-nous attendre d’un de ses adversaires? La révision du marxisme se transforme ici en une liquidation totale, plus encore, en la liquidation de toute doctrine et de toute méthode.

Que proposez-vous à la place ?

Le matérialisme dialectique n’est évidemment pas une philosophie éternelle et immuable. Penser autrement serait contredire l’esprit de la dialectique. Le développement ultérieur de la pensée scientifique créera inévitablement une doctrine plus profonde dans laquelle le matérialisme dialectique entrera simplement comme un matériau de construction. Il n’existe cependant pas de base pour compter que cette révolution philosophique sera réalisée sous le régime bourgeois en déclin, sans même parler du fait qu’un Marx ne naît pas tous les ans ou toutes les décennies. La tâche vitale du prolétariat consiste aujourd’hui non pas à interpréter de nouveau le monde, mais à le refaire de fond en comble. Nous pouvons attendre de l’époque qui vient de grands révolutionnaires de l’action, mais pas un nouveau Marx. Ce n’est que sur la base de la culture socialiste que l'humanité éprouvera le besoin de critiquer l’héritage idéologique du passé et qu’incontestablement elle nous dépassera de beaucoup, non seulement dans le domaine de l’économie, mais aussi dans celui de la création intellectuelle. Le régime de la bureaucratie bonapartiste en U.R.S.S. n’est pas criminel seulement parce qu’il crée une inégalité grandissante dans tous les domaines de la vie, mais aussi parce qu’il dégrade l’activité intellectuelle du pays au niveau des lourdauds déchaînés du G.P.U.

Admettons toutefois que, contrairement à notre supposition, le prolétariat soit assez heureux, à notre époque de guerres et de révolutions, pour produire un nouveau théoricien ou une pléiade de théoriciens qui dépasseraient le marxisme et en particulier feraient progresser la logique bien au-delà de la dialectique matérialiste. Il va sans dire que tous les ouvriers avancés apprendront de ces nouveaux maîtres et que les vieux devront une fois de plus se recycler. Mais en attendant, c’est la musique de l’avenir. Ou me trompé-je? Peut-être allez-vous attirer mon attention sur ces œuvres qui devraient, pour le prolétariat, supplanter le matérialisme dialectique? Si elles étaient disponibles, vous n’auriez certainement pas refusé de lutter contre l’opium de la dialectique. Mais il n’y en a aucune. Tout en essayant de discréditer la philosophie du marxisme, vous ne proposez rien pour la remplacer.

Essayez donc d’imaginer un jeune médecin amateur qui entreprend de discuter avec un chirurgien, armé d’un scalpel, et de lui démontrer que l’anatomie, la neurologie modernes, etc., n’ont aucune valeur, qu’il y a en elles bien des obscurités et des manques et que seuls des « bureaucrates conservateurs » pourraient se mettre au travail avec leur scalpel sur la base de ces pseudo-sciences, etc. Je crois que le chirurgien demanderait à ce collègue irresponsable de quitter la salle d’opération. Nous non plus, camarade Burnham, ne pouvons nous incliner devant des allusions à bon marché sur la philosophie du socialisme scientifique. Au contraire, puisque cette question a été carrément posée dans le cours de la lutte fractionnelle, nous allons dire, en nous tournant vers tous les membres du parti, particulièrement les jeunes : attention à l’infiltration du scepticisme bourgeois dans nos rangs. Rappelez-vous que le socialisme n’a pas trouvé à ce jour d’expression scientifique plus élevée que le marxisme. Gardez à l’esprit l’idée que la méthode du socialisme scientifique est le matérialisme dialectique. Occupez-vous d’étudier sérieusement ! Étudiez Marx, Engels, Plékhanov, Lénine, Franz Mehring. C’est cent fois plus important pour vous que d’étudier les traités tendancieux, stériles et quelque peu risibles sur le conservatisme de Cannon. Que la discussion actuelle produise au moins ce résultat positif que les jeunes essaient de se mettre dans la tête un fondement théorique solide pour la lutte révolutionnaire !

Un pseudo-« réalisme » politique

Dans votre cas, cependant, la question ne se borne pas à la dialectique. Les remarques de votre résolution sur le fait que vous ne demandez pas maintenant au parti de trancher la question de fa nature de l’État soviétique, signifient en réalité que vous posez cette question, sinon juridiquement, du moins théoriquement et politiquement. Seuls des gamins pourraient ne pas le comprendre. Cette affirmation elle-même a, en outre, une autre signification, beaucoup plus dangereuse et pernicieuse. Elle signifie que vous séparez la politique de la sociologie marxiste. Et pourtant, pour nous, c’est précisément là le nœud de la question. S’il est possible de donner une définition juste de l’État sans utiliser la méthode du matérialisme dialectique, s’il est possible de définir une politique juste sans donner une analyse de classe de l’État, alors la question se pose : à quoi sert donc le marxisme ?

En désaccord entre eux sur la nature de classe de l’État soviétique, les dirigeants de l’opposition s’accordent sur un point à savoir qu’il faut qualifier d’« impérialiste » la politique extérieure du Kremlin et qu’on ne peut pas soutenir l’U.R.S.S. « inconditionnellement » (vaste programme !). Quand la « clique » opposée pose carrément au congrès la question de la nature de l’État soviétique (quel crime !) vous vous êtes d’avance mis d’accord pour... être en désaccord, c’est-à-dire pour voter différemment. Dans le gouvernement « national » britannique, on a connu ce précédent de ministres qui « étaient d’accord pour être en désaccord », c’est-à-dire voter différemment. Mais les ministres de Sa Majesté avaient cette supériorité qu’ils connaissaient parfaitement la nature de leur État et pouvaient s’offrir le luxe de désaccords sur des questions secondaires. La situation des dirigeants de l’opposition est beaucoup moins confortable. Ils se sont offert le luxe de diverger sur la question fondamentale afin d’être solidaires sur des questions secondaires. Si c’est cela le marxisme et une politique principielle, alors je ne sais pas ce que signifient des combinaisons sans principes.

Vous semblez apparemment considérer qu’en refusant de discuter le matérialisme dialectique et la nature de classe de l’État soviétique et en vous cramponnant aux « questions concrètes », vous vous conduisez en politique réaliste. Cette illusion est le fruit de votre manque de familiarité avec l’histoire des cinquante dernières années de luttes fractionnelles dans le mouvement ouvrier. Dans chaque conflit principiel, sans aucune exception, les marxistes ont toujours cherché à poser carrément au parti les problèmes fondamentaux de doctrine et de programme, car ils considéraient que c’était seulement à cette condition que les questions « concrètes » pouvaient trouver leur juste place et leur exacte proportion. D’un autre côté, les opportunistes de toutes nuances, surtout ceux qui avaient déjà essuyé quelques défaites dans le domaine de la discussion principielle, opposaient invariablement à l’analyse marxiste de classe des appréciations conjoncturelles « concrètes » qu’ils formulaient, selon l’usage, sous la pression de la démocratie bourgeoise. Pendant des décennies de luttes fractionnelles, cette division des rôles s’est perpétuée. L’opposition, permettez-moi de vous l’assurer, n’a rien inventé de nouveau. Elle continue la tradition du révisionnisme en théorie et de l’opportunisme en politique.

Vers la fin du siècle dernier, les tentatives révisionnistes de Bernstein qui avait subi en Angleterre l’influence de l’empirisme et de l’utilitarisme anglo-saxons — la plus misérable des philosophies! — furent impitoyablement repoussées. Après quoi les opportunistes allemands se détournèrent soudain de la philosophie et de la sociologie. Dans les congrès et la presse, ils ne cessaient de s’en prendre aux « pédants » marxistes qui remplaçaient les « questions politiques concrètes » par des considérations de principe générales. Relisez les procès-verbaux de la social-démocratie allemande vers la fin du siècle dernier et le début du nôtre et vous serez vous-même étonné de voir à quel point, comme disent les Français, le mort saisit le vif.

Vous n’êtes pas sans connaître le grand rôle joué par l'lskra dans le développement du marxisme russe. L'Iskra a commencé avec la lutte contre ce qu’on appelait « économisme » dans le mouvement ouvrier et contre les narodniki (le parti des socialistes révolutionnaires). Le principal argument des « économistes » était que I'lskra voguait dans le domaine de la théorie, tandis qu’eux, les « économistes », se proposaient de diriger le mouvement ouvrier concret. Le principal argument des socialistes révolutionnaires était le suivant : I'lskra veut fonder une école de matérialisme dialectique tandis que nous, nous voulons renverser l’autocratie tsariste. Il faut dire que les terroristes narodniks prenaient très au sérieux ce qu’ils disaient : bombes à la main, ils sacrifiaient leur vie. Nous discutions avec eux : « Dans certaines circonstances, une bombe est une très bonne chose, mais il faut d’abord clarifier nos idées. » Et c’est l’expérience historique que la plus grande révolution dans toute l’histoire n’a pas été dirigée par le parti qui avait commencé avec des bombes, mais par celui qui avait commencé avec le matérialisme dialectique.

Quand les bolcheviks et les mencheviks étaient encore membres du même parti, les périodes d’avant congrès et le congrès lui-même voyaient invariablement se dérouler une lutte féroce autour de l’ordre du jour. Lénine avait l’habitude de proposer comme premiers points de l’ordre du jour des questions comme la clarification de la nature de la monarchie tsariste, l’analyse du caractère de classe de la révolution, l’appréciation des étapes de la révolution que nous étions en train de traverser, etc, Martov et Dan, les dirigeants des mencheviks, répondaient invariablement : nous ne sommes pas un club de sociologie, mais un parti politique ; nous devons nous mettre d’accord, non sur la nature de classe de l’économie tsariste, mais sur les « tâches politiques concrètes ». Je cite de mémoire, mais je ne cours aucun risque de me tromper car ces discussions se sont répétées d’année en année et sont devenues stéréotypées. Je pourrais ajouter que, pour ma part, j’ai en ce domaine commis pas mal de péchés. Mais depuis, j’ai appris.

A ces amoureux de « questions politiques concrètes », Lénine expliquait invariablement que notre politique n’était pas conjoncturelle, mais principielle, que la tactique est subordonnée à la stratégie, que, pour nous, la préoccupation première dans toute campagne politique est de faire qu’elle guide les ouvriers des questions particulières aux questions générales, qu’elle leur enseigne la nature de la société moderne et le caractère de ses forces fondamentales. Les mencheviks ont toujours éprouvé un besoin pressant de gommer les divergences de principe dans leur conglomérat instable en les esquivant, tandis que Lénine posait au contraire carrément les questions de principe. Les arguments actuels de l’opposition contre la philosophie et la sociologie et en faveur des « questions politiques concrètes » ne sont qu’une répétition à retardement des arguments de Dan. Pas un seul mot nouveau! Il est triste de constater que Shachtman ne respecte la politique principielle du, marxisme que lorsqu’elle est assez ancienne pour trouver place dans les archives.

Particulièrement maladroit et déplacé, c’est ainsi qu’est ressenti votre appel à laisser la théorie marxiste au profit des « questions politiques concrètes », camarade Burnham, car ce ne fut pas moi, mais vous qui avez soulevé la question de la nature de l’U.R.S.S., m’obligeant ainsi à poser la question de la méthode de détermination de la nature de classe d’un État. Il est vrai que vous avez retiré votre résolution. Mais cette manœuvre fractionnelle n’a aucune signification objective. Vous tirez vos conclusions politiques de vos prémisses sociologiques, même si vous les avez temporairement cachées dans votre serviette. Shachtman tire exactement les mêmes conclusions politiques que vous, sans prémisses sociologiques : il s’adapte à vous. Abern cherche à utiliser de la même façon les prémisses cachées et l’absence de prémisses pour ses combinaisons « organisationnelles ». Telle est la véritable situation et pas la situation diplomatique dans le camp de l’opposition. Vous vous comportez en anti-marxiste, Shachtman et Abern en marxistes platoniques, Qui est le pire, ce n’est pas facile à dire.

La dialectique de la discussion actuelle

Mis en présence du front diplomatique qui couvre les prémisses cachées et le manque de prémisses de nos adversaires, nous, les « conservateurs », répondons naturellement : « Une discussion fructueuse sur les « questions concrètes » n’est possible que si vous spécifiez clairement quelle prémisse de classe vous prenez comme point de départ. Nous ne sommes pas obligés de nous en tenir aux thèmes de discussion que vous avez artificiellement sélectionnés. Si quelqu’un proposait que nous discutions des questions « concrètes » comme l’invasion de la Suisse par la flotte soviétique ou la longueur de la queue d’une sorcière du Bronx, j’ai le droit de demander avant si la Suisse a une côte maritime et si les sorcières existent ? »

Toute discussion sérieuse se développe du particulier et même de l’accidentel au général et au fondamental. Les causes et motifs immédiats d’une discussion n’ont, dans la majorité des cas, d’intérêt que comme symptômes. N’ont une véritable signification politique que ceux des problèmes que la discussion pose dans son développement. Pour certains intellectuels, pressés de mettre en accusation « le conservatisme bureaucratique » et de manifester leur « esprit dynamique », il peut apparaître que les questions concernant la dialectique, le marxisme, la nature de l’État, le centralisme, sont posées « artificiellement » et que la discussion a pris une « mauvaise » direction. Mais le nœud de la question consiste en ce que la discussion a sa propre logique objective, qui ne coïncide pas du tout avec la logique subjective des individus et des groupes. Le caractère dialectique de la discussion découle du fait que son cours objectif est déterminé par le conflit vivant entre tendances opposées et non par un plan logique préconçu. La base matérialiste de la discussion consiste en ce qu’elle reflète la pression des différentes classes. Ainsi, la discussion actuelle dans le S.W.P., de même que le processus historique dans son ensemble, se développe — avec ou sans votre permission, camarade Burnham — conformément aux lois du matérialisme dialectique... On ne peut échapper à ces lois.

« Science » contre « marxisme » et « expériences » contre programme

En accusant vos adversaires de « conservatisme bureaucratique » (une pure abstraction psychologique dans la mesure où il n’existe pas d’intérêts sociaux spécifiques sous ce « conservatisme »), vous réclamez dans votre texte que la politique conservatrice soit remplacée par « une politique critique et expérimentale — en un mot une politique scientifique » (p. 32). Cette affirmation, au premier coup d’œil si innocente et dénuée de sens, malgré son caractère pompeux, est en elle-même une révélation totale. Vous ne parlez pas de politique marxiste. Vous ne parlez pas de politique prolétarienne. Vous parlez de politique « expérimentale », « critique », « scientifique ». Pourquoi cette terminologie prétentieuse et délibérément vague, si inhabituelle dans nos rangs? Je vais vous le dire. Elle est le produit de votre adaptation, camarade Burnham, à l’opinion publique bourgeoise, et de l’adaptation de Shachtman et Abern à votre adaptation. Le marxisme n’est plus à la mode dans les larges cercles des intellectuels bourgeois. En outre, si quelqu’un parle de marxisme, qu’à Dieu ne plaise, on peut le prendre pour un matérialiste dialectique. Mieux vaut éviter ce terme discrédité. Par quoi le remplacer? Par la « science », bien sûr, et même la Science avec un S majuscule. Et, comme chacun sait, la science est basée sur la « critique » et « les expériences ». Cela sonne bien en soi, si solide, si tolérant, tellement pas sectaire, si professoral ! On peut, avec cette formule, pénétrer dans n’importe quel salon démocratique.

Relisez, je vous prie, une fois de plus, votre propre déclaration : « A la place d’une politique conservatrice, il nous faut avancer une politique audacieuse, souple, critique et expérimentale — en un mot, une politique scientifique. » On ne saurait mieux dire. Mais c’est précisément la formule que tous les empiristes petits-bourgeois, les révisionnistes, et, last but not least, tous les aventuriers politiques ont opposée au marxisme « étroit », « limité », « dogmatique » et « conservateur ».

Buffon a dit un jour: le style, c’est l’homme. La terminologie politique, c’est non seulement l’homme, mais le parti. La terminologie est l’un des éléments de la lutte des classes. Seuls des pédants sans vie peuvent ne pas le comprendre. Dans votre texte, vous supprimez avec beaucoup de soin — oui, personne d’autre que vous, camarade Burnham — non seulement des mots comme dialectique et matérialisme, mais aussi marxisme. Vous êtes au-dessus. Vous êtes un homme de science « critique », « expérimentale ». C’est exactement pour la même raison que vous avez collé l’étiquette « impérialisme » pour décrire la politique extérieure du Kremlin. Cette innovation vous permet de vous démarquer de la terminologie trop embarrassante de la IVe internationale en forgeant des formules moins « sectaires », moins « religieuses », moins rigoureuses, que vous avez en commun — heureuse coïncidence ! — avec la démocratie bourgeoise.

Vous voulez expérimenter? Mais permettez-moi de vous rappeler que le mouvement des travailleurs possède une longue histoire qui ne manque pas d’expérience et, si vous aimez mieux, d’expériences. Cette expérience si chèrement payée s’est cristallisée sous la forme d’une doctrine précise, ce même marxisme que vous évitez si soigneusement de nommer. Avant de vous donner le droit d’expérimenter, le parti a le droit de vous demander : « Quelle méthode allez-vous employer? ». Henry Ford ne permettrait certainement pas de faire de l’expérimentation dans ses usines à un homme qui n’aurait pas assimilé les conditions nécessaires du développement passé de l’industrie et les innombrables expériences déjà réalisées. En outre, dans les usines, les laboratoires de recherche sont soigneusement tenus à l’écart de la production de masse. D’autant plus inadmissibles sont les expériences de rebouteux dans le domaine du mouvement ouvrier — même si elles sont faites sous le drapeau de la « science » anonyme. Pour nous, la science du mouvement ouvrier, c’est le marxisme. La science sociale sans nom, la Science avec un S majuscule, nous les laissons à la pleine et entière disposition d’Eastman et de ses amis.

Je sais que vous vous êtes engagé dans des polémiques avec Eastman et que, sur certaines questions, vous avez argumenté très bien. Mais vous discutez avec lui comme s’il représentait votre propre cercle et pas un agent de l’ennemi de classe. Vous avez révélé cela très clairement dans votre article commun avec Shachtman, lorsque vous l’avez terminé par cette invitation inattendue à Eastman, Hook, Lyons et le reste à profiter des pages de New International pour faire connaître leurs positions. Vous n’avez même pas craint qu’ils vous posent la question de la dialectique et vous obligent ainsi à sortir de votre silence diplomatique.

Le 20 janvier de cette année, donc bien avant cette discussion, dans une lettre au camarade Shachtman, j’insistais sur l’urgente nécessité de suivre les développements internes du parti stalinien et j’écrivais : « Ce serait mille fois plus important que d’inviter Eastman, Lyons et autres, à présenter leurs sécrétions individuelles. Je me suis un peu demandé pourquoi vous avez consacré de la place au dernier article insignifiant et arrogant d’Eastman. Il a à sa disposition Harper’s Magazine, le Modem Monthly, Common Sense, etc. Mais je suis tout à fait perplexe de voir que vous, personnellement, vous invitez ces gens à gâcher des pages pas si nombreuses de New International. La perpétuation de cette polémique peut intéresser quelques intellectuels petits-bourgeois, mais pas les éléments révolutionnaires. C’est ma ferme conviction qu’une certaine réorganisation de New International et de Socialist Appeal est nécessaire : plus de distance avec Eastman, Lyons et compagnie, plus près des ouvriers et, en ce sens, du parti stalinien. »

Comme toujours en pareil cas, Shachtman m’a répondu distraitement et sans beaucoup d’attention. Dans la pratique, la question a été réglée par le fait que les ennemis du marxisme que vous aviez invités ont refusé votre invitation. Cet épisode mérite pourtant plus d’attention. D’un côté, vous, camarade Burnham, avec le soutien de Shachtman, vous invitez les démocrates bourgeois à vous envoyer des explications amicales pour les imprimer dans notre organe de parti. D’un autre côté, vous, soutenu par le même Shachtman, vous refusez d’engager une discussion avec moi sur la dialectique et la nature de classe de l’État soviétique. Cela ne signifie-t-il pas qu’avec votre allié Shachtman, vous avez un peu tourné votre visage vers les demi-opposants bourgeois et votre dos à votre propre parti? Abern est arrivé depuis longtemps à la conclusion que le marxisme est une doctrine qu’il faut honorer mais qu’une bonne combine oppositionnelle est quelque chose de bien plus substantiel. Pendant ce temps, Shachtman glisse et descend toujours plus bas, se consolant par des plaisanteries. Je sens cependant qu’il a le cœur serré. En atteignant un certain point, j’espère que Shachtman se reprendra et commencera à remonter la pente. C’est là qu’est l’espoir que sa politique fractionnelle « expérimentale » tourne au moins au profit de la « Science ».

« Un dialecticien inconscient »

Utilisant ma remarque au sujet de Darwin, Shachtman, m’a-t-on dit, a déclaré que vous êtes « un dialecticien inconscient ». Ce compliment ambigu contient un iota de vérité. Tout individu est un dialecticien jusqu’à un certain point, la plupart du temps inconsciemment. Une ménagère sait qu’une certaine quantité de sel donne bon goût au potage et qu’une poignée supplémentaire rend la soupe immangeable. Par conséquent, une paysanne illettrée s’oriente dans la cuisson de sa soupe selon la loi hégélienne de la transformation de la quantité en qualité. On pourrait citer indéfiniment de tels exemples empruntés à la vie quotidienne. Les animaux eux-mêmes arrivent à des conclusions pratiques, non seulement sur la base du syllogisme aristotélicien, mais également, sur la base de la dialectique hégélienne. Ainsi un renard sait que les quadrupèdes et les oiseaux sont nourrissants et bons à manger. Quand il aperçoit un lièvre, un lapin ou une poule, le renard en conclut que cette créature particulière appartient au type savoureux et nourrissant et se lance après sa proie. Nous avons là un syllogisme complet, bien qu’on puisse supposer que le renard n’a jamais lu Aristote. Quand cependant le même renard rencontre pour la première fois un animal plus grand que lui, un loup par exemple, il conclut rapidement que la quantité se transforme en qualité et prend la fuite. Il est clair que les jambes du renard sont pourvues de tendances hégéliennes, même si elles ne sont pas totalement conscientes. Tout cela démontre, soit dit en passant, que nos méthodes de pensée, la logique formelle comme la dialectique, ne sont pas des constructions arbitraires de notre intellect, mais expriment en réalité les rapports réels à l’intérieur de la nature elle-même. En ce sens, l’univers tout entier est imprégné d’une « dialectique » inconsciente. Mais la nature ne s’en tient pas là. Il n'y a pas eu un bref développement avant que les rapports internes dans la nature ne se transforment dans le langage de la conscience des renards et des hommes et l’homme a été ainsi en mesure de généraliser ces formes de conscience et de les transformer en catégories logiques (dialectiques), créant ainsi la possibilité de pénétrer plus profondément dans le monde qui nous entoure.

L’expression jusqu’à présent la plus achevée des lois de la dialectique qui prévalent dans la nature et la société a été donnée par Hegel et Marx. En dépit du fait que Darwin n’avait pas d’intérêt pour la vérification de ses méthodes logiques, son empirisme — génial — dans le domaine de la science naturelle s’est élevé jusqu’aux plus hautes généralisations dialectiques. En ce sens, Darwin, comme je l’ai écrit dans mon article précédent, était un « dialecticien inconscient ». Mais nous n’apprécions pas Darwin à cause de son incapacité à s’élever jusqu’à la dialectique, mais pour avoir, en dépit de son arriération philosophique, réussi à nous expliquer l’origine des espèces. On peut d’ailleurs rappeler qu’Engels était indigné de l’étroitesse empirique de la méthode darwinienne, bien qu’il ait, comme Marx, tout de suite apprécié la grandeur de la théorie de la sélection naturelle. Darwin, au contraire, a ignoré jusqu’à la fin de sa vie le sens de la sociologie de Marx. Si Darwin avait attaqué dans la presse la dialectique ou le matérialisme, Marx et Engels l’auraient attaqué avec une force redoublée pour l’empêcher de couvrir de son autorité la réaction idéologique.

Dans le plaidoyer de Shachtman qui fait de vous un « dialecticien inconscient », il faut mettre l’accent sur le mot « inconscient ». L’objectif de Shachtman (en partie inconscient aussi) est de défendre son bloc avec vous en abaissant le matérialisme dialectique. Car, en réalité, Shachtman dit : « La différence entre un dialecticien “ conscient ” et “ inconscient ” n’est pas telle qu’il faille se quereller à ce sujet. » Shachtman essaie ainsi de discréditer la méthode marxiste.

Mais c’est bien plus grave encore. Il y a en ce monde vraiment beaucoup de dialecticiens inconscients ou à demi conscients. Quelques-uns d’entre eux appliquent excellemment la dialectique matérialiste à la politique, même quand ils ne se sont jamais occupés de problèmes de méthode. Ce serait évidemment d’une stupidité pédantesque d’attaquer de tels camarades. Mais il en va autrement avec vous, camarade Burnham. Vous êtes rédacteur de l’organe théorique, dont la tâche est d’éduquer le parti dans l’esprit de la méthode marxiste. Pourtant vous êtes un adversaire conscient de la dialectique et nullement un dialecticien inconscient. Même si, comme Shachtman l’assure, vous aviez appliqué avec succès la dialectique dans les questions politiques, c’est-à-dire si vous étiez doué d’un « instinct » dialectique, nous serions encore obligés de commencer à vous combattre parce que votre instinct dialectique, comme d’autres qualités individuelles, ne peut pas se transmettre aux autres, tandis que la méthode dialectique consciente peut, à un degré ou un autre, être mise à la portée du parti tout entier.

La dialectique et M. Dies

Même si vous avez un instinct dialectique — et je ne puis entreprendre d’en juger — il est bien étouffé par la routine académique et la hauteur d’intellectuel. Ce que nous appelons l’instinct de classe des travailleurs accepte facilement l’approche dialectique des questions. Il ne saurait être question d’un tel instinct chez un intellectuel bourgeois. Ce n’est qu’en surmontant consciemment sa mentalité petite-bourgeoise qu’un intellectuel séparé du prolétariat peut s’élever à la politique marxiste. Malheureusement, Shachtman et Abern font tout ce qu’ils peuvent pour vous barrer cette route. En vous soutenant, ils vous rendent un bien mauvais service, camarade Burnham.

Avec le soutien de votre bloc, qu’on pourrait appeler « la Ligue de l’abandon fractionnel », vous commettez bourde sur bourde, en philosophie, en sociologie, en politique, dans le domaine organisationnel. Vos erreurs ne résultent pas du hasard. Vous abordez chaque question isolément, en la séparant de toutes les autres questions, en dehors de tout lien avec les facteurs sociaux et indépendamment de l’expérience internationale. Il vous manque la méthode dialectique. Malgré toute votre instruction, vous agissez en politique comme un rebouteux.

Dans la question de la commission Dies, votre faux culte n’est pas apparu moins clairement que dans la question de la Finlande. A mes arguments en faveur de l’utilisation de cet organisme parlementaire, vous avez répondu que la question devait être tranchée, non par des considérations de principe, mais par des circonstances particulières connues de vous seul, mais que vous vous êtes abstenu de préciser. Permettez-moi de vous indiquer quelles elles étaient : votre dépendance idéologique à l’égard de l’opinion publique bourgeoise. Bien que la démocratie bourgeoise, dans tous ses secteurs, porte l’entière responsabilité du régime capitaliste, commission Dies comprise, elle est contrainte, dans l’intérêt de ce même capitalisme, de détourner pudiquement son regard des organismes trop nus de ce régime. Simple division du travail! Vieille supercherie qui continue cependant à être efficace! Quant aux travailleurs, auxquels vous faites une vague allusion, une bonne partie d’entre eux — et très importante — est, comme vous, sous l’influence de la démocratie bourgeoise. Mais l’ouvrier moyen, qui n’est pas infecté par les préjugés de l’aristocratie ouvrière, saluera avec joie toute parole audacieusement révolutionnaire lancée au visage même de l’ennemi de classe. Et plus réactionnaire est l’institution qui sert d’arène au combat, plus complète est la satisfaction du travailleur. Toute l’expérience historique Fa prouvé. Dies lui-même, en prenant peur et en sautant en arrière à temps, a démontré combien erronée était votre position. Il est toujours mieux d’obliger l’ennemi à battre en retraite que de se cacher soi-même sans combat !

Mais à ce moment, j’aperçois le visage irrité de Shachtman tentant de m’arrêter par un geste de protestation : « L’opposition ne porte aucune responsabilité pour les opinions de Burnham sur la commission Dies. Cette question n’a pas eu un caractère fractionnel », etc. Je sais tout cela. Comme s’il ne manquait que cela, que l’opposition tout entière se prononce en faveur de la tactique du boycottage, si profondément dénuée de sens dans ce cas ! Il suffit que l’un des dirigeants de l’opposition, qui a ses propres idées et les a ouvertement exprimées, se soit prononcé en faveur du boycottage. Si vous avez dépassé l’âge où l’on discute de « religion », alors, je l’avoue, j’avais considéré que la IVe Internationale avait dépassé l’âge où l’on tient l’abstentionnisme pour la plus révolutionnaire des politiques. En plus de votre manque de méthode, vous révélez, dans ce cas, un manque évident de pénétration politique. Dans la situation donnée, un révolutionnaire n’avait pas besoin de discuter très longtemps avant de sauter dans cette porte ouverte par l’ennemi et d’utiliser cette chance à fond. Quant à ceux des membres de l’opposition qui, avec vous, se sont exprimés contre la participation à la commission Dies et ils ne sont pas en nombre si réduit — il faut à mon avis organiser pour eux des cours élémentaires spéciaux pour leur expliquer les vérités élémentaires de la tactique révolutionnaire qui n’ont rien de commun avec l’abstentionnisme pseudo-radical des cercles d’intellectuels.

« Les Questions politiques concrètes »

L’opposition est très faible précisément là où elle s’imagine qu’elle est particulièrement forte dans le domaine de la politique révolutionnaire quotidienne. Et c’est avant tout valable pour vous, camarade Burnham. Votre impuissance et celle de l’opposition tout entière se sont manifestées le plus clairement dans les questions de Pologne, des États baltes et de Finlande. Shachtman a commencé par trouver la pierre philosophale : la réalisation d’une insurrection simultanée contre Hitler et Staline en Pologne occupée. L’idée était splendide; il est seulement bien dommage que Shachtman n’ait pas eu la possibilité de la réaliser pratiquement. Les ouvriers d’avant-garde de Pologne orientale seraient fondés à dire : « Une insurrection simultanée contre Staline et Hitler dans un pays militairement occupé, pourrait peut-être être préparée facilement dans le Bronx; mais ici, localement, c’est plus difficile. Nous aimerions entendre la réponse de Burnham et Shachtman à « une question politique concrète » : « que faire entre maintenant et l’insurrection à venir » ? Dans l’intervalle, le haut-commandement de l’armée soviétique a appelé les paysans et les ouvriers à prendre la terre et les usines. Un tel appel, appuyé par la force armée, a joué un rôle énorme dans la vie du pays occupé. Les journaux de Moscou débordaient d’informations sur l’ « enthousiasme » sans limites des ouvriers et des paysans pauvres. Nous pouvons et nous devons aborder ces comptes rendus avec une méfiance justifiée : les mensonges ne manquent pas. Mais il est néanmoins inadmissible de se boucher les yeux devant les faits. L’appel à régler le compte des gros propriétaires fonciers et à chasser les capitalistes ne pouvait pas ne pas enflammer les paysans et ouvriers ukrainiens persécutés et opprimés qui voyaient dans le gros propriétaire polonais un double ennemi.

Dans l’organe parisien des mencheviks, qui sont solidaires de la démocratie bourgeoise de France et pas de la IVe Internationale, il a été affirmé catégoriquement que l’avance de l’Armée rouge s’est accompagnée d’une vague de soulèvements révolutionnaires dont les échos ont même pénétré dans les masses rurales de Roumanie. Ce qui ajoute un poids spécial aux dépêches de ce journal, ce sont les liens étroits des mencheviks avec les dirigeants du Bund juif, du parti socialiste polonais et d’autres organisations hostiles au Kremlin qui ont fui la Pologne. Nous avions donc parfaitement raison en disant aux bolcheviks de Pologne orientale : « C’est avec les ouvriers et les paysans, et au premier rang, que vous devez mener la lutte contre les gros propriétaires et les capitalistes ; ne vous coupez pas des masses, en dépit de toutes leurs illusions, de même que les révolutionnaires russes ne se sont pas coupés des masses qui ne s’étaient pas encore débarrassées de leurs espoirs en le tsar (dimanche rouge, 22 janvier 1905) ; éduquez les masses dans le cours de la lutte ; mettez-les en garde contre les espoirs naïfs en Moscou, mais ne vous coupez pas d’elles, combattez dans leur camp, essayez d’étendre et d’approfondir leur lutte, et de leur donner la plus grande indépendance possible. C’est seulement de cette façon que vous préparerez l’insurrection à venir contre Staline. » Le cours des événements en Pologne a confirmé en tout point cette directive qui ne faisait que poursuivre et développer toute notre politique antérieure, particulièrement en Espagne.

Comme il n’y a pas de différence de principe entre les situations polonaise et finlandaise, nous ne pouvons avoir de base pour modifier nos directives. Mais l’opposition qui n’avait pas réussi à comprendre la signification des événements de Pologne, essaie maintenant de s’accrocher à la Finlande comme à sa nouvelle bouée de sauvetage. « Où est la guerre civile en Finlande ? Trotsky parle de guerre civile. Nous n’avons rien vu là-dessus dans la presse » et ainsi de suite. La question de la Finlande apparaît à l’opposition comme différente en principe de celle de l’Ukraine occidentale et de la Biélorussie. On considère chaque question isolément et séparément, hors du cours général du développement. Désorientée par les événements, l’opposition cherche chaque fois à prendre appui sur certaines circonstances accidentelles, secondaires, temporaires et conjoncturelles.

Est-ce que tout le tapage sur l’absence de guerre civile en Finlande signifie que l’opposition adopterait notre politique s’il se déroulait véritablement en Finlande une guerre civile? Oui ou non? Si oui, alors l’opposition condamne par là même sa propre politique sur la Pologne, puisque là, en dépit de la guerre civile, ils se sont bornés à refuser de participer aux événements, attendant un soulèvement simultané contre Staline et Hitler. Il est évident, camarade Burnham que vous et vos alliés n’avez pas étudié à fond cette question.

Qu’en est-il de mon affirmation concernant une guerre civile en Finlande? Au tout début des hostilités militaires, on aurait pu supposer que Moscou cherchait par une «petite» expédition punitive à provoquer un changement de gouvernement à Helsingfors et à établir avec la Finlande le même type de rapports qu’avec les autres états baltes. Mais la constitution à Terijoki du gouvernement Kuusinen a démontré que Moscou avait d’autres plans et d’autres buts. Des dépêches ont alors annoncé la création d’une « Armée rouge » finnoise. Naturellement, il ne s’agissait que de petites formations décrétées d’en-haut. Puis Kuusinen a publié son programme. Puis arrivèrent les dépêches sur la division des grands domaines entre les paysans pauvres. Dans leur ensemble, ces dépêches attestaient d’une tentative de Moscou pour organiser une guerre civile. Naturellement, c’était une guerre civile d’un type particulier. Elle ne surgit pas spontanément des profondeurs des masses populaires. Elle n’est pas conduite sous la direction d’un parti révolutionnaire finnois reposant sur un soutien de masses. Elle est introduite du dehors par des baïonnettes. Elle est contrôlée par la bureaucratie de Moscou. Tout cela, nous le savons et nous en avons traité dans la discussion sur la Pologne. Mais il s’agit néanmoins d’une guerre civile, d’un appel aux humbles, aux pauvres, d’un appel pour qu’ils exproprient les riches, les chassent, les arrêtent, etc. Pour toutes ces actions, je ne connais pas d’autre mot que guerre civile.

« Mais, après tout, la guerre civile n’a pas eu lieu en Finlande », m’objectent les dirigeants de l’opposition. « Cela signifie que votre prédiction ne s’est pas matérialisée. » Avec la défaite et la retraite de l’Armée rouge, répondons-nous, la guerre civile en Finlande ne peut évidemment pas se dérouler sous les baïonnettes de Mannerheim. Ce fait est un argument, non contre moi mais contre Shachtman, puisqu’il démontre que, dans les premières étapes de la guerre, à un moment où la discipline est encore forte dans les armées, il est plus facile d’organiser l’insurrection, et sur deux fronts par-dessus le marché, du Bronx que de Terijoki.

Nous n’avions pas prévu les défaites des premiers détachements de l’Armée rouge. Nous ne pouvions pas prévoir à quel point stupidité et démoralisation régnent au Kremlin et au sommet de l’armée qui a été décapitée par le Kremlin. Néanmoins, ce dont il s’agit là, ce n’est que d’un épisode militaire qui ne peut pas déterminer notre ligne politique. Si Moscou, après sa première tentative infructueuse, s’abstenait totalement de toute offensive ultérieure contre la Finlande, alors la question même qui aujourd’hui obscurcit aux yeux de l’opposition l’ensemble de la situation mondiale disparaîtrait de l’ordre du jour. Mais il y a peu de chances que cela se réalise. D’un autre côté, si l’Angleterre, la France et les États-Unis, s’appuyant sur les pays Scandinaves, devaient aider militairement la Finlande, alors la question de Finlande serait noyée dans une guerre entre l’U.R.S.S. et les pays impérialistes. Dans ce cas, nous devons supposer que même une majorité des membres de l’opposition se souviendraient du programme de la IVe Internationale.

Aujourd’hui cependant, l’opposition ne s’intéresse pas à ces deux variantes : ou l’arrêt de l’offensive de la part de l’U.R.S.S. ou l’éclatement des hostilités entre l’U.R.S.S. et les démocraties impérialistes. L’opposition ne s’intéresse qu’à la question isolée de l’invasion de la Finlande par l’U.R.S.S. Très bien, partons de là. Si, comme on peut le supposer, la deuxième offensive est mieux préparée et mieux conduite, alors l’avance de l’Armée rouge à l’intérieur du pays remettra à l’ordre du jour la question de la guerre civile et en outre à une beaucoup plus grande échelle que pendant la première tentative si ignominieusement défaite. Notre directive conserve par conséquent toute sa valeur, tant que la question elle-même reste à l’ordre du jour. Mais que propose l’opposition dans l’éventualité d’une avance victorieuse de l’Armée rouge en Finlande et où la guerre civile s’y développe ? L’opposition, apparemment, ne pense rien du tout là-dessus, car elle vit au jour le jour, d’un incident à l’autre, s’accrochant à des épisodes, se cramponnant à des phrases isolées dans un éditorial, se nourrissant de sympathies et d’antipathies et se créant ainsi pour elle-même un semblant de plate-forme. C’est dans leur façon d’aborder les « questions politiques concrètes » que se révèle avec le plus d’éclat la faiblesse des empiristes et des impressionnistes.

Désarroi théorique et abstentionnisme politique

A travers toutes les oscillations et les convulsions de l’opposition, aussi contradictoires qu’elles puissent être, deux caractères généraux courent, comme un fil conducteur, des sommets de la théorie aux épisodes politiques les plus ordinaires. Le premier est l’absence d’une conception unifiée. Les dirigeants de l’opposition ont coupé la sociologie du matérialisme dialectique. Ils coupent la politique de la sociologie. Dans le domaine politique, ils coupent nos tâches en Pologne de notre expérience en Espagne — nos tâches en Finlande de notre position en Pologne. Ils transforment l’histoire en une série d’incidents exceptionnels. Nous avons là, au plein sens du terme, la désintégration du marxisme, la désintégration de la pensée théorique, la désintégration de la politique en ses éléments constituants. L’empirisme et son frère de lait, l’impressionnisme, dominent du haut en bas. C’est pourquoi la direction idéologique, camarade Burnham, repose sur vous en tant qu’adversaire de la dialectique, en tant qu’empiriste qui affirme son empirisme.

A travers les oscillations et les convulsions de l’opposition, il y a un second caractère général intimement lié au premier, à savoir une tendance à s’abstenir de participation active, une tendance à s’auto-éliminer, à s’abstenir, naturellement sous le couvert de phrases ultra-radicales. Vous êtes en faveur du renversement de Hitler et Staline en Pologne, de Staline et Mannerheim en Finlande. Et, jusque-là, vous rejetez également les deux camps, en d’autres termes, vous vous retirez de la lutte, y compris de la guerre civile. Le fait que vous citiez l’absence de guerre civile en Finlande n’est qu’un argument conjoncturel de hasard. Si la guerre civile se développait, l’opposition n’essaierait pas de la voir, comme elle a essayé de ne pas la voir en Pologne, ou elle déclarerait que, dans la mesure où la politique de la bureaucratie de Moscou a un caractère « impérialiste », « nous » ne nous mêlons pas de cette sale affaire. Alors qu’en paroles elle court après les « questions politiques concrètes », l’opposition se place elle-même en dehors du processus historique. Votre position, camarade Burnham, par rapport à la commission Dies, mérite attention précisément parce qu’elle est l’expression graphique de la même tendance d’abstentionnisme et de désarroi. Votre principe directeur reste le même : « Merci, je ne fume pas. »

Naturellement, tout homme, tout parti, toute classe même, peuvent sombrer dans le désarroi. Mais, s’il s’agit de la petite bourgeoisie, le désarroi, particulièrement devant de grands événements, est une condition inévitable et pour ainsi dire congénitale. Les intellectuels essaient d’exprimer leur désarroi dans le langage de la « science ». La plate-forme contradictoire de l’opposition reflète le désarroi petit-bourgeois exprimé dans le langage ampoulé de l’intellectuel. Il n’y a là rien de prolétarien.

La Petite Bourgeoisie et le Centralisme

Dans le domaine de l’organisation, vos idées sont exactement aussi schématiques, aussi empiriques, aussi non révolutionnaires que dans le domaine de la théorie et de la politique. Un Stolberg, une lanterne à la main, se met en quête d’une révolution idéale que n’accompagnerait aucun excès et garantie contre Thermidor et la contre-révolution. Vous, de même, vous cherchez une démocratie de parti idéale, qui assurerait pour toujours et à chacun la possibilité de dire et de faire tout ce qui peut lui passer par la tête, et qui assurerait le parti contre la dégénérescence bureaucratique. Vous avez oublié un détail, à savoir que le parti n’est pas une arène pour l’affirmation d’une individualité libre, mais un instrument de la révolution prolétarienne ; que seule une révolution victorieuse est capable d’empêcher la dégénérescence, non seulement du parti, mais du prolétariat lui-même et de la civilisation moderne dans son ensemble. Vous ne voyez pas que notre section américaine n’est pas malade d’un centralisme excessif — il est même risible d’en parler — mais d’un abus et d’une distorsion monstrueuses de la démocratie de la part d’éléments petits-bourgeois. C’est là qu’est la racine de la crise actuelle.

Un ouvrier passe sa journée à l’usine. Il ne lui reste pour le parti que relativement peu d’heures. Dans les réunions, il cherche à apprendre l’essentiel : une appréciation juste de la situation et des conclusions politiques. Il apprécie ceux des dirigeants qui le font sous la forme la plus claire et la plus précise et qui marche au pas des événements. Les petits-bourgeois et particulièrement les éléments déclassés, coupés du prolétariat, végètent dans un milieu artificiel et clos. Ils ont amplement le temps de barboter dans la politique ou ce qui leur en tient lieu. Ils relèvent des erreurs, échangent toutes sortes de phrases piquantes, de ragots sur ce qui se passe dans les « sommets » du parti. Il se trouve toujours un dirigeant pour les initier à tous les « secrets ». La discussion est leur élément. II n’y a jamais assez de démocratie pour eux. Pour leur logomachie, ils cherchent la quatrième dimension, coupent les cheveux en quatre, tournent dans un cercle vicieux et étanchent leur soif avec de l’eau salée. Voulez-vous connaître le programme organisationnel de l’opposition ? Il consiste en une folle chasse de la quatrième dimension de la démocratie du parti. En pratique, cela signifie enterrer la politique sous la discussion, et enterrer le centralisme sous l’anarchie des cercles d’intellectuels. Quand quelques milliers d’ouvriers rejoindront le parti, ils rappelleront sévèrement à l’ordre les anarchistes petits-bourgeois. Le plus tôt sera le mieux.

Conclusions

Pourquoi est-ce que je m’adresse à vous, et pas aux autres dirigeants de l’opposition? Parce que vous êtes le dirigeant idéologique du bloc. La fraction du camarade Abern, sans programme ni drapeau, a toujours besoin d’une couverture. A un moment, Shachtman a été cette couverture, puis vint Muste avec Spector et vous maintenant, avec Shachtman qui s’adapte à vous. Votre idéologie, je la considère comme l’expression de l’influence bourgeoise sur le prolétariat.

Le ton de cette lettre va peut-être paraître trop brutal à certains camarades. Pourtant, je dois l’avouer, j’ai fait tout mon possible pour me retenir. Car, après tout, il s’agit ni plus ni moins d’une tentative pour rejeter, disqualifier et jeter pardessus bord les fondements théoriques, les principes politiques et les méthodes d’organisation de notre mouvement.

On m’a dit qu’en réaction à mon précédent article, le camarade Abern avait remarqué « Cela veut dire la scission ». Une telle réponse démontre seulement qu’Abern manque d’attachement au parti et à la IVe Internationale : c’est un homme de cercles. En tout cas, des menaces de scission ne nous empêcheront pas de présenter une analyse marxiste des divergences. Pour nous, marxistes, le problème n’est pas la scission, mais l’éducation du parti. J’espère bien que le congrès qui vient repoussera sans ménagement les révisionnistes.

Le congrès doit, selon moi, déclarer de façon catégorique que, dans leur tentative pour séparer la sociologie du matérialisme dialectique et la politique de la sociologie, les dirigeants de l’opposition ont rompu avec le marxisme et sont devenus la courroie de transmission de l’empirisme petit-bourgeois. Tout en réaffirmant nettement et totalement sa loyauté à la doctrine marxiste et aux méthodes politiques et organisationnelles du bolchevisme, tout en obligeant les comités de rédaction de ses publications officielles à promulguer et défendre cette doctrine et ces méthodes, le parti ouvrira à l’avenir les pages de ses publications à ceux de ses membres qui se considèrent comme capables d’ajouter du nouveau à la doctrine du marxisme. Mais il ne permettra pas un jeu de cache-cache avec le marxisme, ni de désinvoltes plaisanteries à son sujet.

La politique d’un parti a un caractère de classe. Sans analyse de classe de l’État, des partis et tendances idéologiques, il est impossible d’arriver à une orientation politique correcte. Le parti doit condamner comme du vulgaire opportunisme la tentative de déterminer la politique vis-à-vis de l’U.R.S.S. d’incident en incident et indépendamment de la nature de classe de l’État soviétique.

La désintégration du capitalisme, qui engendre de sérieux mécontentements dans la petite bourgeoisie et pousse vers la gauche ses couches profondes, ouvre de grandes possibilités mais recèle également de graves dangers. La IVe Internationale n’a besoin que de ceux des émigrés de la petite bourgeoisie qui ont complètement rompu avec leur passé social et sont passés définitivement sur les positions du prolétariat.

Ce transit politique et théorique doit être accompagné d’une rupture réelle avec l’ancien milieu et l’établissement de liens étroits avec les travailleurs, en particulier à travers la participation au recrutement et à l’éducation du prolétariat. Les émigrés du milieu petit-bourgeois qui se révèlent incapables de s’implanter dans le milieu prolétarien doivent, après un certain temps, être transférés de membres du parti à un statut de sympathisants.

Des membres du parti qui n’ont pas été éprouvés dans la lutte de classes ne doivent pas être placés à des postes responsables. Quels que soient le talent et l’attachement au socialisme d’un émigré du milieu bourgeois, avant de devenir un enseignant, il doit d’abord aller à l’école dans la classe ouvrière. Il ne faut pas mettre de jeunes intellectuels à la tête de jeunes intellectuels, mais les envoyer plusieurs années en province, dans les centres purement prolétariens, pour y faire un dur travail pratique.

La composition de classe du parti doit correspondre à son programme de classe. La section américaine de la IVe Internationale deviendra prolétarienne ou cessera d’exister.

Camarade Burnham ! Si nous pouvons arriver à un accord avec vous sur la base de ces principes, alors nous n’aurons aucune difficulté à trouver une politique juste pour la Pologne, la Finlande, voire l’Inde. En même temps, je m’engage à vous aider à combattre quelque manifestation de bureaucratisme et de conservatisme que ce soit. Telles sont, à mon avis, les conditions nécessaires pour mettre un terme à la crise actuelle.

Avec mes salutations bolcheviques.

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