Léon
Trotsky : Notes sur
la Guerre
(1940)
[Source
Léon Trotsky, Œuvres 23, janvier
1940 à mai 1940.
Institut Léon Trotsky, Paris 1986, pp. 238-245]
En
ce moment,
les livres à la mode dans le domaine militaire sont ceux qui disent
que la défensive est la pire des erreurs. Nous avons sur le front
Ouest le spectacle significatif de toutes les puissances militaires
en train de se défendre contre un ennemi inexistant.
Sur
mer, l’Allemagne est en train de mener une guérilla du faible
contre le fort. Sur terre, de façon générale, il n’y a pas de
guerre. Tout se passe comme si les masses innombrables, armées
jusqu’aux dents, étaient intimidées et subjuguées par leur
propre technique et les fortifications qu’elles ont construites.
Cela pourrait au premier coup d’œil paraître la réalisation de
la vieille prophétie pacifiste selon laquelle le développement des
armes a atteint un niveau tel que cela rend la guerre impossible.
Mais c’est là une fiction optimiste.
Mussolini
n’a pas de stratégie politique internationale. Il vit au jour le
jour. Des plans d’ensemble dépassent ses capacités. D’où les
constants zigzags de son orientation et de sa propagande. Au tout
début, il a essayé de repousser les avances de Hitler, mais à la
fin il a cédé et commencé à suivre la direction de Hitler. Au
début de la guerre soviéto-finnoise, Mussolini a fortement souligné
son indépendance vis-à-vis de l’Allemagne en attaquant l’Union
soviétique et en aidant spectaculairement la Finlande. Maintenant
Mussolini se tourne de nouveau vers l’Union soviétique.
Staline
non plus n’a pas de stratégie politique internationale. Il veut
d’abord et avant tout se tenir en dehors de la guerre. C’est ce
qui détermine ses manœuvres.
Les
deux démocraties belligérantes essaient de se défendre. C’est à
cela que tient leur politique mondiale. Tout le reste est discours et
vague et creux, que personne ne croit.
Seul
Hitler a un plan politique global. Ce plan conduira à la catastrophe
non seulement le régime national-socialiste mais aussi le
capitalisme allemand. Mais sur la route de la catastrophe, l’unité
de la stratégie donne une force exceptionnelle à toute la politique
de l’Allemagne. L’unique chef de gouvernement qui sait ce qu’il
veut, c’est Hitler.
Toute
la politique de Hitler est subordonnée à la lutte pour le
Lebensraum,
Cette exigence lui est dictée par le puissant développement de
l’industrie allemande pour laquelle les frontières de l’État
national sont devenues un insupportable carcan. Bien des journalistes
excellent à prendre Hitler en contradiction avec lui-même quand des
affirmations de son livre Mein
Kampf diffèrent
de ses discours d’actualité. Ces contradictions sont indéniables
et nombreuses. Mais en définitive, elles sont tout de même
superficielles.
Il
est absolument évident, même pour Hitler, qu’il a surestimé la
puissance militaire de la France et sous-estimé la capacité de
résistance de l’Union soviétique. Cette analyse
remonte
à plus de dix ans. Il faut maintenant réévaluer bien des
quantités. L’hégémonie de la France en Europe a été détruite,
sans guerre. Hitler ne s’y attendait pas. La situation objective et
le rapport des forces se sont révélés de façon importante plus
favorables à ses plans qu’il ne l’avait calculé.
En
ce qui concerne l’Union soviétique, les choses ont tourné
différemment de ce que Hitler avait imaginé en 1926. La force
révolutionnaire de Moscou n’a pas seulement reculé, elle a été
complètement éliminée dans le récent passé. Hitler, mieux que
personne, est à même d’apprécier la signification des procès où
les dirigeants du bolchevisme et de la guerre civile, ses ennemis
mortels, ont été décrits comme ses agents stipendiés. La légende
de la domination de la république soviétique par les Juifs a été
ébranlée par la croissance de l’antisémitisme dans la caste
dirigeante et le fait qu’on a enlevé tous les Juifs des postes
responsables (dans son livre, Hitler appelait le bolchevisme la
progéniture de l’Enfer et définissait ainsi sa signification
historique : « Il nous faut voir dans le bolchevisme russe une
tentative des Juifs au xxe
siècle pour prendre le pouvoir dans le monde »).
Finalement,
au sens technique, l’Union soviétique a remporté d’importants
succès. De nombreuses usines fabriquent maintenant des véhicules à
moteur ; l’armement des militaires a atteint des sommets
significatifs ; l’aviation a progressé ; et l’industrie de
guerre est devenue une force considérable.
Il
est possible que Hitler ait décidé de tourner dans la direction de
Moscou, c’est-à-dire de changer radicalement de stratégie,
d’abandonner la colonisation à l’Est et de tourner son attention
vers les colonies. Il n’était pas facile d’opérer un tournant.
Il a fallu un long intervalle de silence. Il est possible que ce soit
cet intervalle par lequel le gouvernement nazi est en train de passer
aujourd’hui. Dans tous ses discours et articles de journaux', il
n’y a pratiquement pas de mention du Kremlin. Hitler n’a fait
aucune mention de l’Est ou du gouvernement soviétique dans son
discours programmatique du 28 avril dernier. On pourrait interpréter
ce fait comme la préparation d’un changement radical de toute la
politique allemande.
Dans
un discours au Reichstag le 6 octobre, Hitler hurlait comme un
furieux que « l’affirmation que l’Allemagne a préparé des
plans d’expansion en Ukraine et en Roumanie, etc., est une
fabrication ».
Pour
Staline, l’alliance ou, plus précisément, le pacte avec
l’Allemagne était nécessaire pour sauvegarder sa position de
neutralité. Tout ce que Staline a donné à Hitler et tout ce qu’il
peut lui offrir, c’est d’avoir les mains libres dans sa politique
extérieure à l’Ouest et au Sud, c’est-à-dire dans la direction
des colonies. Les protocoles de Moscou du 29 septembre visent à
aider Hitler à obtenir la capitulation de la France et de
l’Angleterre mais ne lient nullement les mains de Staline par une
promesse d’aider Hitler militairement. Et ce n’est pas par
hasard. Pour Hitler, cela ne suffit pas. Se lancer dans une guerre
contre l’Angleterre et la France — et les États-Unis à la
première occasion — avec l’Italie comme unique allié serait par
trop léger. En Méditerranée, l’Italie pourrait être très vite
mise hors du jeu. L’Allemagne resterait seule. Derrière elle, il y
aurait une Russie neutre. Dans quelle mesure cette neutralité
pourrait être tenue pour acquise ? Hitler ne peut pas poursuivre
maintenant une telle combinaison, espérant obtenir plus,
ultérieurement, quand il y aura sur Moscou une pression des
événements. Cet état de choses transitoire explique la politique
de Moscou à l’égard de Berlin, une politique qui consiste à
flirter, à attendre son heure, à gagner du temps — et la
politique de Berlin qu’on peut caractériser comme un intervalle de
silence.
Peut-être
Hitler n’a-t-il pas du tout abandonné son idée de marcher à
l’Est et ne garde le silence maintenant que pour ne pas jeter
l’Union soviétique dans les bras de l’Angleterre. Cette
hypothèse serait plus crédible et convaincante si [la campagne de
Hitler contre les Britanniques] n’avait pas pris un caractère
aussi acharné et aussi provocateur. La question des colonies a été
mise au premier plan. Les communications maritimes ont été coupées
et Hitler a laissé clairement comprendre qu’il voulait éprouver
ses forces sur mer contre l’Angleterre ; car ce qu’il a besoin de
savoir, c’est que son front intérieur est sûr. En critiquant la
politique extérieure allemande avant la guerre, Hitler a répété
avec insistance que son échec avait été d’être incapable de
trouver les alliés nécessaires. L’Allemagne a été battue parce
qu’elle les a laissés à ses ennemis. Elle aurait dû trouver un
langage commun avec la Grande-Bretagne ou au moins s’appuyer sur la
Russie. Elle n’a fait ni l’un ni l’autre et ce fut là la pire
des défaites. On ne peut supposer que Hitler a oublié toutes ces
leçons et qu’il veut maintenant s’allier à Staline et défier
le monde entier.
La
campagne contre la Grande-Bretagne se mène aujourd’hui dans la
presse allemande pratiquement sur le ton qui a toujours été utilisé
dans le cours d’une guerre et pas avant. Au centre de cette
campagne se trouve ce qu’on pourrait appeler l’histoire du
pillage colonial britannique. Dans Arbeitertum,
l’organe
officiel du Front du Travail, on trouve une série d’articles qui
dépeignent les cruautés des Anglais dans le cours de la
colonisation des différentes parties du monde. On souligne le
contraste entre le caractère princier des bâtiments officiels et la
pauvreté des masses indiennes, on montre des photos de la pauvreté
indienne, etc. En un mot, la race inférieure des Indiens n’a pas
de meilleurs amis et les aristocrates anglo-saxons pas de critiques
plus sévères que les nationaux-socialistes allemands.
Le
gouvernement britannique a été si surpris par la propagande de
l’Allemagne contre la Grande-Bretagne et contre les efforts de la
Grande-Bretagne pour encercler et étrangler l’Allemagne, qu’il a
pleinement révélé sa propre naïveté — il attendait la
gratitude de Hitler pour les services qu’il lui avait rendus.
Hitler,
dans son discours au Reichstag du 28 avril a assuré que sa lutte,
son désir permanent d’amitié et de collaboration entre
l’Allemagne et l’Angleterre étaient dictés par ses sentiments
personnels. « Dans toute mon activité politique, je n’ai jamais
cessé de défendre la nécessité d’une amitié étroite et d’une
collaboration entre l’Allemagne et l’Angleterre. »
En
Pologne, Hitler condamne simplement des millions d’êtres humains à
l’annihilation physique afin de faire place nette pour les colonies
aryennes... préparant ainsi une base élargie pour frapper à l’Est.
Dans
l’alliance germano-italienne, l’Italie représente le côté
incommensurablement le plus faible du fait de sa situation
géographique comme du niveau de son développement économique.
L’Italie va recevoir les coups les plus rudes et même dans le cas
de succès, ne recevra que des miettes. En Espagne, le rôle de
l’Italie a été beaucoup plus important que celui de l’Allemagne;
mais maintenant, dans la répartition des bénéfices économiques
qui en découlent, l’Allemagne laisse l’Italie loin derrière
elle.
C’est
pour cette raison que l’Espagne résiste de toutes ses forces et ne
veut pas rejoindre l’Axe, car son rôle, si elle le faisait, serait
de tirer les marrons du feu pour ses puissants alliés.
Bien
sûr, l'U.R.S.S. peut venir à bout de la Finlande, mais le coup
porté au prestige du Kremlin sous les yeux du monde sera dans une
certaine mesure traduit à l’intérieur du pays.
Le
sort de ce même pays, la Finlande, démontre qu’il n’est pas
aujourd’hui si facile d’unifier l’Europe sous la poigne nazie.
En outre, dans cette voie, l’Allemagne va dès ses premiers pas se
heurter à une opposition irréconciliable des États-Unis. Une
victoire de l’Allemagne et l’unification de l’Europe par elle
ne signifieraient qu’un pas vers une lutte ouverte pour la
domination du monde, y compris l’Amérique latine, avec le soutien
des nazis à l’intérieur des États-Unis.
Dans
quel pays peut-on attendre une révolution d’abord ? De toute
évidence, dans ceux où une base économique plus faible sera
détruite par la guerre avant qu’elle le soit dans les autres pays.
C’était le cas de la Russie tsariste pendant la dernière guerre,
et l’Autriche-Hongrie suivit après elle. Puis vint le tour de
l’Allemagne : malgré sa productivité du travail élevée, son
manque de matières premières sapa sa base économique déjà percée
de nombreuses lacunes.
Sumner
Welles s’en va en Europe le 17 février pour avoir des entretiens
sur un monde à venir qui reposerait sur « une base ferme et stable
». C’est plus facile à dire qu’à faire.
Le
sénateur républicain Johnson de Californie pense même qu’il n’y
a pas de raison d’envoyer Sumner Welles en Europe. « Occupons-nous
de nos affaires. » Malheureusement, M. Johnson n’indique pas où a
été tracée la limite de ce qu’il appelle « nos affaires ». Les
frontières de « nos affaires » incluent le même espace que Hitler
appelle le Lebensraum
des nazis. Les guerres se produisent parce que des nations
différentes veulent tracer de façon différente les frontières de
leur propre espace vital.
Le
16 février, le président du comité Républicain aux États-Unis,
John Hamilton, disait :
«
Aujourd’hui, il y a dans nos rues 9 millions de chômeurs. Dix
autres millions dépendent du gouvernement pour leur nourriture et
leur toit, enchaînés à un travail par le choix de l’accepter ou
de mourir de faim. Et pourquoi ? Parce que les grands esprits du New
Deal ont dit que notre système de libre entreprise américaine avait
atteint le bout de sa route, que la loi de l’offre et de la demande
avait été abrogée, que notre unique voie de salut était de singer
les systèmes européens d’économie planifiée et d’abandonner
la voie américaine qui nous a menée aux sommets que nous avons
atteints dans un trajet de 150 ans... »
Le
même Hamilton disait le 16 février :
«
Quel pathétique spectacle que de voir tous ceux qui sont aux postes
de direction prêcher la nécessité de sauver la démocratie partout
sauf aux États-Unis ! »
Il
est impossible d’avoir impunément l’industrie la plus puissante,
plus des deux tiers de la réserve d’or mondiale et dix millions de
chômeurs.
Des
Américains d’origines politiques diverses viennent me rendre
visite dans ma retraite. Je suis de près la presse des États-Unis.
Mon impression générale est que la classe dirigeante de la grande
république nord-américaine est désorientée. On peut autant qu’on
veut jeter la pierre sur les étrangers. Mais cela ne suffit pas. Ce
qu’il faut, c’est un programme pour sortir l’humanité de
l’impasse où elle se trouve, d’autant plus qu’il s’agit
d’une impasse qui se termine sur un gouffre. Il faut un programme.
Je prétends que ni la classe dirigeante d’Europe ni celle
d’Amérique n’a un semblable programme. Et c’est dans ce seul
fait que réside la force des extrêmes. On peut, comme Hoover,
identifier le bolchevisme et la peste. Mais les mots vigoureux ne
suffisent pas à résoudre les grands problèmes historiques.
Un
régime totalitaire ne signifie pas du tout que le peuple entier est
soudain devenu fou. Il veut dire que la meilleure partie a été
supprimée ou intimidée, mais n’a pas cessé de penser. Du côté
opposé, une partie de la population a intérêt à maintenir le
régime totalitaire. Entre ces deux extrêmes se trouve la masse
désorientée du peuple, qui attend des développements nouveaux pour
rejoindre l’un ou l’autre camp.
Bien
entendu, l’Union soviétique sous sa forme actuelle n’est
nullement une indication de la route que les peuples du monde doivent
prendre à l’avenir. Cependant l’expérience de tous les autres
pays, celle des pays les plus civilisés au moins depuis la guerre et
la paix de Versailles, montrent clairement la voie à ne pas prendre.
Les
actuelles convulsions du monde sont la confirmation tragique du
pronostic de Marx et en même temps un signe infaillible que le
dénouement approche. Après de terribles expériences historiques,
l’humanité sortira sur une route nouvelle dont tous les
développements antérieurs ont jeté les bases. Les xviie
et xviiie
siècles ont ouvert la voie à la raison dans les domaines technique
et en partie dans celui du gouvernement. Mais la révolution
bourgeoise s’est montrée incapable d’introduire la raison dans
le domaine des rapports économiques. Dans ce domaine, la maîtrise
absolue des forces aveugles du marché a continué. Pour délivrer
l’humanité du chaos et de la folie, il faut que le règne de la
raison ne soit pas restreint à la science et à la technique, mais
soit solidement établi dans celui des rapports économiques. La
société sera construite sur un modèle rationnel, comme les
machines aujourd’hui. Les barrières d’État seront abattues. Les
ressources naturelles commenceront à être exploitées conformément
aux intérêts de l’humanité tout entière, comme fédération
socialiste des peuples.